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[lu, écouté] et personne ne sait, roman de philippe forest

Gallimard,lien janvier 2025, 128 pages, 17 euros

Au milieu du siècle dernier, à New York, un jeune peintre désespère de sa vie et de son talent. Un soir de Noël, tandis que la neige tombe sur la ville, il fait la mystérieuse rencontre d’une enfant, étrangement seule au milieu du parc qui occupe le centre de la cité. Elle lui chante une chanson dont les paroles disent : D’où je viens/Personne ne le sait./Où je vais/Tout s’en va./Le vent se lève,/La vague déferle,/Et personne ne sait./ De cette enfant, de cette femme, de cette enfant devenue femme, le peintre va faire le portrait. S’agit-il d’un fantôme ou bien d’un fantasme ? Sort-elle d’un songe ou alors d’un souvenir ? Où passe la frontière qui sépare le rêve de la réalité et la vérité de la fiction ? À quelle histoire appartiennent les personnages que peint l’artiste ? D’un livre d’autrefois et du film qui en fut adapté, Philippe Forest tire la matière de son nouveau roman. De tableau en tableau, celui-ci prend l’allure singulière et enchantée d’une sorte de conte d’hiver et puis d’été avec lequel l’auteur prolonge et poursuit son œuvre. Personne sans doute, pas même lui, ne sait ce que signifie la mélancolique et féerique idylle qu’elle raconte mais chaque lecteur, depuis presque trente ans, y retrouve un peu du récit de sa vie.Vendredi dernier je suis allée à la Maison de la Poésie écouter Philippe Forest parler de son dernier roman que je venais de lire.

La présentation n'était pas d'un format habituel : d'abord, dans le noir, la projection sur grand écran des premières images du Portrait de Jennie, film de William Dieterle avec Joseph Cotten et Jennifer Jones (1949) d'après le roman éponyme de Robert Nathan (1940). Un roman oublié. Un film oublié.

Puis l'auteur, seul sur scène et debout comme un conférencier, a lu un chapitre sur deux de son roman (qui en compte quatorze) : ceux qui sont consacrés à des tableaux choisis de peintres américains (fin XIXè, début XXè) exposés au Metropolitan Museum of Art de New York. La projection de reproductions des peintures décrites accompagnait la lecture.

Ensuite, l'entretien sur scène (disposition classique, fauteuils, table basse) mené excellemment par Camille Thomine a porté surtout sur les chapitres “non-lus” de Et personne ne sait : ceux, intercalés avec les chapitres-peintures, où Philippe Forest parle de l'histoire que racontent un vieux roman et un vieux film.

L'histoire (du film, du roman) est celle de la rencontre dans Central Park presque désert, une veille de Noël au début du siècle dernier, d'un jeune peintre new-yorkais désabusé et d'une mystérieuse enfant. Il neige. Elle joue à la marelle, chantonne, toute seule. Ils échangent quelques mots, elle disparaît. Il est persuadé que si il réussit son portrait, il la reverra. Effectivement, au cours de l'année suivante, elle réapparaît et re-disparaît à plusieurs reprises. Bizarrement, à chaque fois le peintre la trouve changée, grandie, passée de la petite enfance à l'adolescence. Il persiste à retoucher le tableau, jusqu'à aboutir à celui d'une jeune femme. Fantasme, hallucination, souvenir ?

“ J'aime les contes de Noël. Je les aime toujours. Même si cela fait bien longtemps désormais que n'ayant plus personne à qui les lire, j'ai cessé de croire en eux. Ceux de Dickens, d'Andersen. Tous les autres. J'ai souvent rêvé d'en écrire un moi-même. En un sens, j'ai toujours essayé. Même si je n'y suis jamais arrivé. J'aurais bien aimé. Je recommence chaque fois que je raconte une histoire. Parfois, je me dis que si j'avais réussi, celle pour qui je l'aurais écrit me serait revenue afin de l'écouter. Un soir de Noël que, les années ayant passé, réunis, nous aurions de nouveau fêté ensemble. Si amère que soit leur morale et désespérée la leçon qu'ils donnent parfois, ils allument une petite lueur au ciel, dans la nuit la plus noire, la plus longue de l'hiver, une vague clarté qui indique dans quelle direction aller et même si ceux qui le suivent savent bien que le chemin qu'ils empruntent, au fond, ne les mènera nulle part. ”

Pauline Forest est née un 24 décembre, mais n'a jamais eu cinq ans. Dans L'Enfant éternel (prix Femina du premier roman, 1997) son père a raconté la terrible année qui a suivi le diagnostic, fait un jour de décembre avant Noël où il neigeait sur Paris, de la maladie qui a emporté la petite fille.

“ Je raconte le roman, le film. Je raconte plutôt l'histoire qu'ils racontent. Et à mesure que je la raconte, forcément, je lui donne le sens — ou l'absence de sens — de celles que j'ai toujours racontées et qui n'en formaient déjà qu'une, une seule à laquelle j'en ajoute encore une autre pourtant, une de plus. Peut-être avec l'espoir que cette fois ce sera la bonne. Pas par l'effet de mon entêtement qui se trouverait enfin récompensé. Et encore moins en raison du talent qu'avec le temps et l'expérience j'aurais acquis. Plutôt du fait d'un miracle et comme par magie. Sans que j'y sois pour rien. Le vœu s'accomplit. Le serment a été tenu. Le sortilège mauvais soudain s'évanouit. Depuis le début, avec chacune des histoires que je raconte, je peins le même portrait, je le fais avec l'idée que si un jour j'y parviens vraiment, il rendra la vie à ce que j'ai perdu. D'une certaine façon en tout cas. Bien sûr je n'y crois pas. Je ne veux pas y croire. Car nul ne réussit jamais le portrait de personne. Au mieux, on peint le portrait de son absence. Tout comme c'est l'histoire de cette même absence que raconte chaque roman. Au mieux. Mais si je recommence, sans doute est-ce parce que j'y crois quand même un peu. ”

Dans Je reste roi de mes chagrins (2019), Philippe Forest fictionne les séances de pose de Sir Winston Churchill pour le portrait maudit qu'exécuta Graham Sutherland en 1954. Lors de la dernière séance, ils échangent des confidences intimes : le peintre a perdu un petit garçon handicapé, le Premier Ministre pleure encore en secret la petite Marigold, morte avant ses trois ans en 1921. Cette fois c'est le théâtre (Shakespeare) et la peinture (Churchill, Sutherland) qui constituent l'ossature artistique du roman, un peu comme le cinéma et la peinture dans Et personne ne sait.
Comme je n'ai pas encore lu tous ses romans, je ne vais pas donner d'autres exemples, mais déjà avec ces deux-là se dessinent des motifs réguliers de l'inspiration et de l'écriture de Philippe Forest.

échos : cinéma, peinture, écriture

J'aime le mot palimpseste mais je ne suis pas sûre qu'il s'applique bien ici. En tout cas ce sont des emboîtements. L'écrivain (PF) écrit et interprète ce qu'il a vu sur l'écran, les images qui ont été crées par un réalisateur à partir d'un roman qui lui a servi de scénario. L'écrivain garde les noms des personnages : Eben Adams, le peintre, Jennie, la jeune fille. Le lieu du film et son attirance pour l'art l'amènent à visiter le Met (tout proche de Central Park), en particulier les collections d'art américain. Et là il voit des correspondances, des échos entre certaines peintures et l'histoire d'Eben Adams qu'il a mise au cœur de son roman. Alors il les décrit. Et il insère ces descriptions entre les chapitres de la romance d'Eben et Jennie. Ce sont des peintures de l'absence, des énigmes, des allégories. Ainsi, The Children of Nathan Starr par Ambrose Andrews (1835) :

“ Le petit garçon en robe de petite fille qui occupe le centre exact du tableau est l'enfant mort de la famille. Nathan Starr a demandé à Ambrose Andrews de faire son portrait. Je suppose que le peintre ne l'avait jamais vu. Il lui a imaginé un visage d'après ceux de ses deux frères et de ses deux sœurs dont l'artiste a eu l'idée, peut-être pour qu'il se sente moins seul, de l'entourer. Le chagrin explique la gravité de leurs traits, le sérieux de leurs expressions en dépit du jeu auquel ils sont en train de jouer et duquel le plus petit est désormais exclu. D'ailleurs, on aperçoit une raquette à terre qui, peut-être était la sienne et dont il n'a plus l'usage désormais.
Dès lors que l'on a découvert le sens d'un tableau, que l'on croit l'avoir découvert, chacun des détails qui y figurent s'y rapporte de lui-même. L'allégorie s'éclaire, même si ce qu'elle signifie constitue encore un mystère. Le cerceau indique le recommencement du temps, et la baguette désigne la direction du ciel où, parmi les nuages, passe un vol d'oiseaux blancs dont nul ne sait vers où il va. ”

Philippe Forest a également choisi des œuvres de John Singer Sargent, Samuel F.B. Morse, Martin Johnson Heade, Edward Hopper, Winslow Homer.

la musique aussi

“ Un moment vient où le vent se lève et où il souffle au loin les nuages qui pesaient sur la ville. [...] il découvre soudainement le formidable spectacle d'une cité héroïquement dressée vers le ciel. Soudainement : comme sur un coup de cymbales qui donne, triomphal, le signal aux musiciens et auquel succède le crescendo presque cacophonique des cordes et des cuivres éclatant en désordre, montant en vagues qui éclaboussent l'oreille depuis le fin fond de la fosse d'orchestre.
Comme chez Maurice Ravel. Je veux dire le Ravel du
Concerto pour la main gauche ou celui du Concerto en sol majeur, du troisième mouvement dont l'énergie claironnante soutenue par le frénétique clapotis du clavier contraste avec la lenteur extraordinairement poignante du deuxième dans lequel les instruments murmurent mélodieusement. Des compositions qui, à quelques années près, sont plus ou contemporaines du roman dont je parle. Tout comme Rhapsody in Blue de George Gershwin auquel, maintenant, je pense plutôt. Parce que si ma mémoire est bonne — je n'ai pas revu le film depuis l’époque très  ancienne de sa sortie —, la musique en accompagne les plans avec lesquels Woody Allen, dans Manhattan, filme en un panoramique majestueux les hautes tours qui surplombent le parc au centre de sa ville. En noir et blanc. Comme si seul le noir et blanc pouvait donner une idée des vraies couleurs de la vie et, anachronique, montrer le monde au présent, dans ce présent qui est de tous les temps. ”

“ C'est seulement quand l'ultime syllabe sonne au bout de l'ultime vers que le lecteur doit comprendre que tout, depuis le début, avait été composé en vue de ce simple effet. Comme en musique où toute la mélodie, même la plus cacophonique mène à l'accord final qui la résume, qu'elle fait retentir et avec lequel elle se tait. Ou en peinture. Il y a toujours un endroit dans la toile, un détail situé dans un coin, sur lequel le regard se pose enfin, plus intense que les autres et par rapport auquel se dispose tout le reste de l'image qui s'y abîme. J'ai dit un accord. Mais cela ne signifie pas pour autant que tout conduise forcément à l'harmonie. Car la vérité de la vie, elle est criarde et dissonante. Et c'est à cette vérité que le dernier mot, s'il veut être juste, devrait rester fidèle. C'est même mieux ainsi. Après tout : peut-être pas. Mais pour que l'histoire se termine, il faut bien que tout disparaisse avec elle. ”

Lors de son entretien avec la journaliste à la Maison de la Poésie, Philippe Forest a souligné le soin qu'il mettait à faire sonner les mots, les phrases. Réussite indiscutable ! Il a aussi avoué quelques techniques rythmiques personnelles, répétitions, renversements de phrases, qu'il applique dans tous ses romans et qui rend son écriture si distinctive et attachante.

phrases à bascule, phrases ouroboros

“ Peut-être dort-il déjà tandis qu'il marche encore. Peut-être, éveillé, est-il malgré tout en train de rêver. ”

“ Le père peint sa fille en train de dessiner. La fille, peut-être dessine son père en train de peindre, de la peindre. Nul ne peut décider laquelle de ces deux images comprend l'autre. ”

“ [...] l'équilibre des choses pour lequel il faut que s'en aille ce qui vient et que revienne ce qui s'en va. ”

“ Moi, j'ai toujours aimé les histoires auxquelles je ne comprenais rien. Les très savantes ou les très simples. Souvent, les plus simples demeurent plus obscures que les plus savantes. C'est pourquoi, quoi qu'en disent certains, elles leur sont supérieures. J'ai fini par l'accepter et par avouer ma préférence pour elles. Dans les histoires compliquées, j'aime ce qu'elles ont de simple et qui les rend pareilles aux histoires simples. ”

Il y a aussi dans un autre genre, le penchant pour les comptines, les ritournelles. Celle que chantonne la petite fille, Philippe Forest en a fait l'armature de son roman. Chaque vers sert de titre à l'un des sept chapitres de l'histoire d'Eben et Jennie, et le dernier est aussi le grand titre du roman. D'où je viens / Personne ne le sait. / Où je vais / Tout s'en va. / Le vent se lève, / La vague déferle, / Et personne ne sait.

<—— philippe forest m'a bien eue (attention divulguâchage)

Me voilà acculée à avouer que je n'avais pas bien lu Et personne ne sait, la première fois !
En fait Philippe Forest n'y est peut-être pour rien et moi pour beaucoup, mais j'ai un doute quand même, et je préfèrerais par orgueil être tombée dans un piège tendu aux lecteurs de son roman par l'auteur.
Entraînée par la régularité de la construction (un chapitre-peintures, un chapitre-histoire d'Eben Adams, etc.), j'ai pris pour argent comptant le titre du tout dernier chapitre que j'ai cru être un chapitre-peinture : The young girl in a black dress.
J'avais oublié qu'Adams était un peintre fictif ! Et confondu le narateur avec l'auteur : erreur de lectrice débutante. Niguedouille !
D'autant qu'au tout début Forest avait bien prévenu :

“ Le jeune peintre s'appelle Eben Adams. Quant à mon nom, je le garde pour moi. Je raconte son histoire. Pas la mienne. Il n'existe pas. Pas plus que moi. C'est un personnage. ”

Et je me suis enfoncée encore plus dans mon erreur en lisant de travers le tout dernier paragraphe de ce dernier chapitre. À propos d'une soi-disant exposition du tableau d'Eben Adams au Met où il est présenté à côté d'un tableau de John Singer Sargent :

“ Le papier le plus perspicace, publié dans une toute petite revue, passa en revanche inaperçu. L'auteur y comparait le tableau peint par Adams avec un autre, de Sargent, qui était présenté pour l'occasion dans la même salle. Non pas la fameuse et scandaleuse Madame X, mais le portrait réalisé dix ans plus tard de Mrs John Jay Chapman et qui avait temporairement quitté les collections du Smithsonian de Washington. Elle porte elle aussi une robe noire. Et il est vrai qu'un air de famille existe entre les deux œuvres. Comme si elles représentaient la même personne, jeune femme ou jeune fille. On croirait qu'elles ont vécu la même histoire et qu'elles partagent le même secret, un secret dont personne ne sait rien. ”

note : c'est moi qui souligne les derniers mots du roman

Portrait de Mrs John Jay Chapman, John Singer Sargent, 1893

Plus un piège est gros, mieux on tombe dedans, non ?
Donc en fait, le tout dernier chapitre est un chapitre-histoire-d'Eben, c'est-à-dire tout à fait fictif comme l'est évidemment le tableau La Jeune Fille en robe noire, soi-disant must-see au Met !
À ma décharge, à la Maison de la Poésie Forest a lu ce chapitre comme il avait lu les six précédents qui décrivent des peintres et des tableaux bien réels. Et la reproduction projetée était celle d'un vrai Sargent qui aurait pu être (mais n'est pas) titré The Young Girl in a black dress. Bien joué !
Ce n'est qu'en relisant Et personne ne sait pour écrire cette note que j'ai eu le flash révélateur de ma bêtise !
J'aurais dû tiquer aussi quand il rapporte qu'un critique aurait parlé “ d'allégorie intime ” !
Je pense que Forest s'est beaucoup amusé en écrivant cet ultime chapitre !

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Un roman admirable, savant et émouvant.

 

 

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