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[lu] paris musée du xxiè siècle — le dix-huitième arrondissement, description totale par thomas clerc

éditions de Minuit, 2024 lien, 624 pages, 25 euros

4è de couv : Le 18e arrondissement compte 425 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, villas, boulevards, impasses et passages que Thomas Clerc a entrepris d’arpenter depuis qu’il y a emménagé récemment. Description totale, née de ses déambulations, dérives et notations, ce livre n’omet rien de ce que la ville laisse voir, entendre et ressentir.  De Montmartre aux abords du périphérique, des habitants de ses quartiers aux touristes égarés, des cafés aux darks stores, de la nuit au jour, l’ancien faubourg de Paris, insurgé sous la Commune, ne cesse de changer d’apparence, quand ce n’est l’auteur lui-même qui le refaçonne au gré de son périple. Le 18e se déroule comme une toile géante où chaque rue est un tableau vivant. —  Thomas Clerc est né en 1965 à Neuilly-sur-Seine.
Le titre fait peur (un peu), la photo de l'auteur aussi (un peu)... eh bien : faux-ennemis l'un comme l'autre !
Je soupçonne même Thomas Clerc d'en rajouter et de jouer avec les a priori de ses lecteurs potentiels, de challenger leur sens de l'humour, leur patience et leur curiosité, pour finalement ne convertir que ceux qui méritent et seront récompensés.

D'abord le titre (en fait je ne dirai rien du physique, déontologie).
Thomas Clerc a fait un jour le projet fou de documenter les rues de Paris arrondissement par arrondissement. Il a déjà fait le 10e, c'était en 2007.
En 2013 il était resté chez lui pour Intérieur, la description cm2 par cm2 de son appartement de 50m2 près de la Porte Saint-Martin (voir ma notelien de lecture). Entre temps et en même temps il écrivait des poèmes, tenait une chronique pour Libé et donnait des cours académiques entre autres choses.

Puis il a déménagé dans le 18e.

“ Je m'installai donc dans un 18e arrondissement entièrement vierge pour moi, à Marx-Dormoy, dans le quartier de La Chapelle : je connaissais en revanche, depuis mon enfance, le 18e de Clignancourt, mes grands-parents Clerc ayant vécu rue Ramey de 1939 à 1990. Je n'ignorais pas les connotations de pauvreté, de saleté voire d'insécurité attachées à La Chapelle, mais je ne m'en souciais pas, a fortiori lorsqu'elles se trouvaient colportées par des gens qui n'y avaient jamais mis les pieds et qui habitaient sur la rive gauche ou dans les quartiers branchés ou bourgeois que j'avais connus et que je voulais quitter. Je dirais même que ces aspects de pauvreté, de saleté, de danger, m'attiraient parce que j'aime le côté louche des choses. Par une obstination caractéristique des natifs du signe du Taureau (qu'on veuille bien excuser cette croyance absurde qui recèle peut-être un fond de vérité), je m'accrochai à cette idée de fuite vers le Nord, que parmi mes proches, on accueillit avec scepticisme — comme si l'on savait ce qui nous pousse à changer de territoire. Je fus converti à la beauté locale un soir de printemps, sur le pont Riquet, qui surplombe majestueusement les voies ferrées, à cet endroit extrêmement larges, et donne le sentiment exact d'un avenir et d'une amplitude qui n'existe guère à Paris, ville fermée, dense et resserrée sur elle-même. ”

Bien que née aux Batignolles et du signe du Cancer, je ne connais pas le 18e. Je devrais écrire connaissais, car maintenant que j'en ai lu la description totale par Thomas Clerc je pense pouvoir m'y retrouver à peu près entre Barbès, Clignancourt et Montmartre, entre La Chapelle, La Goutte-d'Or et Marx-Dormoy.
J'ai déjà fait des recensions d'ouvrages pas simples, comme les journaux intimes de Nabe (tiens d'ailleurs, TC le cite page 176) et les Jaenada récents. Celle-ci est un nouveau défi ! Mais TC m'a prise de vitesse : j'espérais pouvoir poster ça avant qu'il reçoive un prix littéraire 2024. Raté, il vient de recevoir le Prix Wepler — La Poste (qui lui va très bien je trouve, et topographiquement c'est top !). J'avais espéré le Médicis pour lui, mais c'est très bien que Julia Deck l'ait eu pour son formidable Ann d'Angleterre.

lecture assistée ou autonome ?

Philippe Jaenada recommande de ne pas prendre de notes quand on le lit, Thomas Clerc ne conseille rien du tout, alors j'ai fait à ma guise.
Cela a débuté par une installation la plus confortable possible pour cette balade de 600 pages et quelques, forcément en plusieurs étapes ; (presque) aucun découpage du texte très compact, repérage minimum dans la narration (mais un bon système de titres courants en haut de page gauche (chapitre) et droite (rue en cours), nom de la rue en cours en gras et capitales au milieu du texte) ; pour le reste, il faut se débrouiller.
Assise devant mon iMac, je pivote de 90° sur mon fauteuil à roulettes vers la gauche et me retrouve face au canapé-lit ; je tends les jambes et pose les pieds sur l'assise (ça fait comme une méridienne mais à l'envers). J'ai donc l'écran de l'ordinateur sur ma droite, et le livre sur mes genoux. Je peux manier le mulot (je sais, ça me date !) avec la main droite quand nécessaire. L'idée est de suivre au fur et à mesure les déplacements de Thomas Clerc de rue en rue en les lisant tranquillement, dans l'ordre, et en même temps de les repérer d'un coup d'œil sur un plan affiché sur l'écran. J'ai dû faire quelques essais avant de décider quoi mettre à l'écran.

J'avais commencé avec l'idée de suivre l'auteur avec Google Street View. En partant de son immeuble rue Marc-Séguin. Facile, au début. Thomas Clerc a voulu qu'on ait l'impression d'une promenade ininterrompue tout au long des quatre cent et quelques rues, places, boulevards, impasses, squares, passages de son arrondissement (et donc des six cent et quelques pages, denses, sans paragraphes). Les moments dans la journée, la soirée, les saisons, la météo, se confondent ou plutôt se fondent. Tout le cheminement est rapporté à la suite, d'un seul tenant, au présent. Pas d'ellipses.
Il arrive même que le descripteur (c'est comme ça qu'il se présente) se retrouve venant d'une autre rue à un emplacement qu'il a déjà décrit plus tôt ; il aperçoit alors son double, son doppelgänger, ou son homonyme... il se “retrouve”... un peu de fantaisie fantastique ne nuit pas, au contraire !

Le problème avec Street View c'est que même si on zoume et utilise la navigation à 360°, la profondeur de champ est limitée ; on ne sait pas ce qui vient, où on va, quand on ne connait pas déjà. Alors je suis passée à Google Maps pour une vision plus globale, de quartier ; il suffit de zoumer/dézoumer pour les détails, jusqu'à voir les voitures et deviner les terrasses des bistrots. Un peu comme ça :

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Cela ne m'a pas empêchée de me perdre quelques fois, de ne plus voir/trouver sur le plan numérique la rue décrite dans le livre. Signe de fatigue le plus souvent. Petite pause, banane ou café. Puis recherche du nom de la rue sur Wikipedia (sur tablette) pour me recentrer, et ça repart. Jamais eu besoin de Waze !
Au bout d'un certain temps je me suis moins appuyée sur le plan et Wikipedia et j'ai lu un nombre croissant de pages sans aide numérique. Mais à certains endroits la curiosité était trop forte et j'ouvrais un onglet Street View pour confronter l'image d'un détail capté par la gougueule-voiture avec sa description textuelle par un écrivain-piéton.
Voilà, c'est ma méthode-à-moi, pour la lecture de ce livre-là ; il doit en exister plein d'autres.
La meilleure serait sans doute de n'en avoir aucune, d'être un lecteur autonome plutôt qu'une lectrice assistée par ordinateur !

structure du livre-ville-monde, narration piétonne

Je l'ai déjà dit, il y a peu de transitions dans cette description totale d'un arrondissement de Paris. Cinq chapitres, dont deux ont respectivement quatre et cinq sous-chapitres. Une table des matières (courte, donc), un index des voies (très long), la liste (pas d'index) des bornes (j'y reviendrai vite).
Dans un sous-chapitre (ou dans un chapitre qui n'a pas de sous-chapitres), il n'y a pas de subdivisions, pas de paragraphes, pas de sauts de lignes. C'est dense ! Il est assez facile de se perdre, mais avec une méthode (voir supra) on se récupère sans trop s'énerver.

Comme promis parlons bornes. On pourrait dire aussi balise, #tag, jalon, ou marqueur, mais borne c'est bien et plus topographique.
Ce qui est décrit dans la phrase qui suit une borne est d'une catégorie qualifiée par la signification de la borne (Voix-off, À Faire Sauter (AFS), À Faire Sauter d'Urgence (AFSU), Belle architecture contemporaine (BAC), Danger, Air de Paris, Esprit de Montmartre, Performance chien, etc., etc.). Il y en a 97 possibles ! Une liste à la fin du livre, mais pas d'index.
C'est un système de codage textuel très original et performant auquel on s'habitue bien, et qu'on attend vite avec impatience — mes préférées sont les Performance trottinette (c'est quand TC shoote dans les engins échoués sur les trottoirs pour les faire tomber, de préférence dans une pente, un escalier encore mieux !) —.

Le mieux c'est encore que je colle ici un extrait, ce sera plus clair (Esprit de Montmartre), non pas qu'il soit plus représentatif qu'un autre, mais il est en quelque sorte prémonitoire.
On est au nord de l'arrondissement, Villa des Tulipes, au bout de la rue du Ruisseau (aka le ruisseau dans l'extrait infra).
C'est page 379, au chapitre IV CLIGNANCOURT ET MONTMARTRE, sous-chapitre Clignancourt et ses artères ; deux bornes : Pt'it charme : et Contact :.

“ Au terme presque du ruisseau est la VILLA DES TULIPES. P'tit charme : cette impasse fleurie n'a été détruite ni dans les années 1950, ni 1960, 1970, 1980, 1990, 2000, on peut donc estimer qu'elle a de beaux jours devant elle. Je ressors et reprends le ruisseau à contre-courant. Un homme âgé prend le soleil sur un banc. Contact : je vais passer un bon quart d'heure avec le délicieux monsieur Amari, chef cuisinier du Wepler pendant 36 ans. Il me dit qu'il a travaillé dur, il me montre son deux-pièces en face (l'immeuble en briques qui fait l'angle) qu'il laissera à ses enfants. Je prends congé de ce brave, repasse devant le centre médical où j'ai uriné tout à l'heure et le mot IRM (j'ignore ce qu'il signifie précisément, sans doute il rit à mort) me fait peur soudain car je dois en faire un des poumons (docteur Picard —> rue de la Louisiane). L'église Hélène est toujours là, mais le clochard a rangé son matelas le long du pilier — un enterrement se prépare. On a dû demander au pauvre de bien vouloir se faire discret, que le corbillard rutile. ”

Et il continue, imperturbable, d'un bon pas : découvre un bar à tapas, croise une fille à piercing, signale un rade extraordinaire etc. ... mais n'a pas eu (ou alors, TC est-il un mage ?) la prescience que sa rencontre avec le sympathique Monsieur Amari lui porterait bonheur, certain 11 novembre 2024 !

Tiens une ellipse, en voilà une, à la page 391 ! La dernière phrase : “ Je rentre dormir avant de me retrouver...”, page 392 : Au pied de la Butte (c'est le titre du sous-chapitre).

Thomas Clerc a mis trois ans (2021—2024) pour (d)écrire le 18e !
Le résultat n'a — vous vous en doutez maintenant — rien à voir avec un guide touristique... ni avec un essai muséal ennuyeux sur le Paris historique ou politique, artistique ou économique (quoi que).
À force de ne pas réussir à définir le genre de ce produit littéraire, je me résous à vous infliger un nouvel extrait pour juger par vous-mêmes, et avant tout aussi parce qu'un bon livre a surtout besoin d'être lu, pas d'être catalogué si ce n'est en bibliothèque, et encore :

“ Nous débouchons RUE HÉGÉSIPE MOREAU (178 x 10 m). Hégésipe Moreau est à ma connaissance le seul homme à s'appeler Hégésipe Moreau. Cette petite charmante et tortueuse rue ravive la mémoire de ce poète mort de tuberculose à 28 ans, dont le destin me fascinait lorsque j'avais son âge. En souvenir je ferais bien un poème de site, mais il est 13h45 et je n'ai pas déjeuné. P'tit resto sympa : je m'assieds à la calme terrasse de la Karambole, occupée par une dame seule avec son portable et un homme seul avec ses oreillettes. Je déjeune d'un burger correct, non sans avoir demandé préalablement à la serveuse qui, l'ignorant, s'en enquiert auprès du patron : “ La viande, elle est d'origine française ? ” Puis j'entreprends ma voisine parce que j'aime le contact avec des inconnus, comme on le constate durant ces pages reportages. Elle tient la galerie de peinture en face ; je lui dis que je lui rendrai visite après un petit tour du quartier. Je profite de cet intermède pour jeter quelques notes sur mon carnet rouge pompier. La rue est belle parce que tous les immeubles sont beaux dans leur genre (haussmannien, moderne, contemporain), ce qui fait qu'aucun genre ne l'emporte. Naturama: sur une placette s'élève un arbre inconnu de moi, homme parfaitement ignorant des verdures. Je puis juste le qualifier de solitaire. Ce bel arbre tremble soudain, hommage à l'auteur des Myosotis. Ce n'est pas que l'arbre soit grand, c'est que la feuille est immense. Franchissement de seuil : j'entre dans la galerie, où je retrouve ma voisine de table, qui propose des peintures abordables pour un goût qui n'est pas le mien ni celui de personne. Je lui demande si elle peint des rues précises de Paris. Elle ne paraît pas s'intéresser à ma question, qui m'intéresse plus que ses peintures. Au 15, Paul Signac eut son atelier, où il peignit en 1890 le portrait de Félix Fénéon que j'aime tant (le portrait et F.F.). On a critiqué cette toile parce que l'arrière-plan psychédélique noyait le profil de Fénéon, mais c'est justement là l'essence de la problématique fond / ornement dont je discutais avec Jacques Soulillou chez Vrac (—> rue de l'Olive). Je passe devant la Villa des Arts. Je prends le soleil dans cet endroit raffiné, où Paul Verlaine posa pour des pinceaux, périmètre plein de vers, toiles qui me donnent envie de réaliser des peintures verbales. Palette est le féminin de palais. ”

J'ai souri souvent, j'ai ri aussi, même si je me doute bien être passée sans les comprendre à côté de nombre de jeux avec les mots, de mots-valises, d'à-peu-près, de private jokes.

une longue lecture, délicieuse, ludique, parfois acidulée, avec des éclats d'émotion dedans

L'acidulé, ce sont les rognes (voire haines) de Thomas Clerc, par exemple pour les panneaux publicitaires lumineux, les dileurs (sic), l'urbanisation années 90, les bacs à fleurs cache-misère surdimensionnés, etc.

L'émouvant, c'est quand il passe et repasse devant l'immeuble de ses grand-parents rue Ramey où ils ont vécu durant cinquante ans, qu'on apprend pourquoi son grand-père René était si taciturne, et que je réalise soudain que Thérèse Clerc (1927-2016) est la tante de Thomas.

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note : mon billet de blog (lien) : Thérèse Clerc, les moments parfaits de sa vie ; transcription d'une partie de l'entretien de Thérèse Clerc dans l'émission Eklektik de Rebecca Manzoni sur France inter, 5 mai 2013 ; elle y dit notamment son amour des mots !

 

>> ils l'ont lu aussi (liens) :

 

>> j'ai lu avant :

  • Intérieur
     Thomas Clerc a fini par boucler en trois ans le tour narratif de son domicile adoré, et maintenant il en sort et en parle pour la grande joie des auditeurs-spectateurs de ses rencontres avec des journalistes (ici aux Correspondances de Manosque)

 

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