[lu] les forêts de waldenstein, roman de stéphane héaume

[lu] la désinvolture est une bien belle chose, roman de philippe jaenada

Mialet-Barrault éditeurs,lien août 2024, 496 pages, 22 euros

Tandis qu’au volant de sa voiture de location, il fait le tour de la France par les bords, Philippe Jaenada ne peut s’ôter de la tête l’image de cette jeune femme qui, à l’aube du 28 novembre 1953, s’est écrasée sur le trottoir de la rue Cels, derrière le cimetière du Montparnasse. Elle s’appelait Jacqueline Harispe, elle avait vingt ans, on la sur nommait Kaki. Elle passait son existence Chez Moineau, un café de la rue du Four où quelques très jeunes gens, serrés les uns contre les autres, jouissaient de l’instant sans l’ombre d’un projet d’avenir. Sans le vouloir ni le savoir, ils inventaient une façon d’être sous le regard glacé du jeune Guy Debord qui, plus tard, fera son miel de leur désinvolture suicidaire.  Dans ce livre magnifique et totalement original, Philippe Jaenada a cherché à savoir, à comprendre pourquoi une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d’amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d’un beau soldat américain qui l’aimait aussi, s’est jetée, un matin d’automne, par la fenêtre d’une chambre d’hôtel.(Je le dis dans tous mes livres où souvent les personnages se bousculent : ne vous embêtez pas, lisez l'esprit léger, ceux qui comptent seront rappelés ensuite. Je le dis mais ça ne fonctionne pas, j'ai toujours des retours de lecteurs embrouillés ou agacés (et ma mère continue à noter tous le noms dans un cahier à côté — elle ne m'écoute pas). Voilà, je ne dois pas être très doué pour la multiplicité, pour les groupes. (J'ai choisi le bon sujet...) Mais donc, bref : ne vous embêtez pas à retenir les noms, disons que je suis guide de voyage en bus, regardez par les vitres, tranquillement, le paysage, les villes, et quand on entre dans un tunnel, je prends le micro et je raconte une histoire.)

Obéissante, j'ai fait (presque) comme Philippe Jaenada recommande page 65 de La Désinvolture est une bien belle chose !
Mais avant-hier, après quarante-huit heures d'immersion dans son nouveau roman (parce que si on ne note pas, il vaut quand même mieux lire (presque) d'affilée les 487 pages — remerciements et bibliographie inclus), c'était vraiment trop triste de quitter Kaki et les autres “moineaux” désinvoltes comme ça : alors je suis allée à la Librairie de Paris écouter l'homme en noir (sans son badge “panda roux”, mais avec son sac de marin) en parler avec tendresse et émotion.
Il nous a expliqué le titre, la couverture, comment et quand il a eu l'idée de s'intéresser à la courte vie de Jacqueline (Kaki) Harispe. À la fin il nous a présenté quelques un.e.s des fidèles qui l'aident dans ses recherches, sa femme et son “petit”, ses éditeurs, qui étaient tous là.

Si ceci est vraiment une note de lecture, je vais devoir expliquer un peu mieux de quoi parle cette histoire de désinvolture. Et que j'arrête les parenthèses partout (pourtant c'est bien pratique, isn't it Philippe ?).

De roman en roman Philippe Jaenada se construit la réputation d'un véritable enquêteur littéraire, un peu genre Columbo. Mais cette fois il ne revisite pas un grand fait divers, ni ne met en lumière les failles d'un procès d'assises qui a fait la une des journaux durant les Trente Glorieuses. Son “enquête” porte sur le destin d'une enfant née en 1933, morte à 20 ans en tombant de la fenêtre d'une chambre d'hôtel parisien. Il veut comprendre. Pas expliquer : comprendre ce gâchis.

Pourquoi, un matin d'automne, une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d'amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d'un beau soldat américain qui l'aimait aussi, s'est-elle jetée à l'aube par la fenêtre d'une chambre d'hôtel, à vingt ans ? J'aimerais savoir, comprendre.

Une parfaite inconnue cette Kaki ? Pas tout à fait, puisque Patrick Modiano en avait fait un personnage (Louki) du Café de la jeunesse perdue. Et aussi parce que des photos où elle apparaît avec ses amis dans un café de Saint-Germain-des-Prés, publiées dans l'album Love on the Left Bank (1956, 2013, épuisé), ont fait la réputation du photographe néerlandais Ed Van der Elksen (1925-1990). Le livre ne reproduit aucune de ces photos, non, mais Philippe Jaenada les décrit minutieusement : on lit, on les voit, on finit par “voir vivre” cette bande de jeunes qui ont entre 15 et 20 ans au début des années 50 !
Le café en question s'appelle Chez Moineau d'où le petit nom de moineaux dont Jaenada baptise les jeunes qui s'y réfugiaient.
On comprend vite que ce n'est pas à la sortie des cours qu'ils s'y retrouvaient ! Ils y passaient leurs soirées (au sens très élargi), ils y buvaient, mangeaient, jouaient, rigolaient, flirtaient, s'embrassaient.
Le photographe néerlandais n'est pas la seule personnalité en devenir à fréquenter le bouiboui exigu. Guy Debord (1931-1994) avait l'âge des moineaux, peut-être pas leur assiduité dans le divertissement, mais trouvera parmi eux une petite amie, puis sa future femme (Michèle Bernstein) ! C'est aussi l'époque et le lieu où il fonde l'Internationale Lettriste... dont un texte contient le titre du roman : “La désinvolture est une bien belle chose...”.
Jean-Marie Apostolidès (1943-2023) était un universitaire français en poste à Stanford, spécialiste critique de Debord et auteur d'études sur l'avant-garde situationniste. Philippe Jaenada échange avec lui jusqu'à la disparition du professeur avant la fin de l'écriture : il ne le rencontrera jamais. Apostolidès lui envoie de nombreuses pièces, écrits ou journaux de deux parmi les moineaux qui ont suivi Debord (Patrick Straram, Ivan Chtcheglov).
Les photos de Van der Elksen commentées par son amie australienne Vali Myers, et les informations d'Apostolidès constituent un fonds de base que le romancier décortique patiemment pour identifier ses moineaux et moinelles, un à un, une à une. Ils sont beaux, vivants, Kaki est leur reine. Ensuite exploration d'archives diverses (Police, Paris, Nationales), pour retrouver les familles, parents, grand-parents, frères et sœurs, et à l'autre bout, pour essayer de retracer leur destinée et descendance après 1953. Philippe Jaenada remercie toujours chaleureusement ceux et celles qui l'aident fidèlement dans cet énorme travail. Qu'ont-ils découvert ?

[...] ils avaient donc une dizaine d'années pendant la guerre, l'Occupation. À deux ou trois ans, on ne se rend compte de rien, on mange moins bien, de la purée de topinambours, on sent ses parents inquiets, ou absents, mais cela reste dans l'inconscient ; à seize ou dix-huit ans, on se rend compte de ce qui se passe mais on peut réagir, entrer dans la Résistance, ou passer collabo si on veut, profiter de la situation, le marché noir, l'argent, la belle vie, on paiera la note plus tard ; à dix ans, on se rend compte de ce qui se passe, on comprend, on voit ses parents dans la tourmente, on voit les soldats, la mort, la haine, on souffre mais on ne peut rien faire, on est conscient et impuissant, rien de pire. Ils n'ont pas vécu leur enfance comme des enfants. p38

C'est terrible ce que Jaenada et ses éplucheurs d'archives remontent sur ce groupe d'enfants perdus. Quand les moineaux ne sont pas orphelins, ils sont en fugue. Les parents ont été soit déportés, soit internés (ou pire) pour collaboration. Ils ont entre 15 et 20 ans et sont livrés à eux-mêmes. Ce qu'ils trouvent Chez Moineau, c'est la chaleur d'un nid, des frères et sœurs, des éclats de rire, tout ce qu'ils n'ont pas eu quand ils étaient petits : la désinvolture de l'enfance. Mais aussi bien muchés soient-ils au 22 de la rue du Four, leurs spontanéités enfantines (petits larcins, provocations potaches) les exposent à la répression policière dès qu'ils mettent le nez dehors, surtout les filles. À seize ans, Kaki est incarcérée plusieurs semaines à La Santé après s'être plusieurs fois échappée de maisons de redressement. Voilà comment les moineaux grandissent, sans se plaindre, sans regard vers l'avenir. Aucun d'eux ne trouvera vraiment le bonheur après. Leur enfance leur manquera toujours.

Si on lit bien, tous les romans de Jaenada ont un fond noir et plombant, tragique, mais paradoxalement sa réputation de légèreté et d'humour est grandissante (ce matin Christophe Bourseiller lui dédiait une chronique enthousiaste sur inter). C'est que Philippe Jaenada est bon et tendre, et qu'il n'aime pas faire de la peine à ses lecteurs ! Alors il enveloppe son histoire triste dans la narration très jaenadienne d'un voyage routier aux six coins du pays. Au sens strict et géographique : il fait le “tour de France par les bords” depuis Dunkerque et retour, côtes à l'ouest et au sud, frontières à l'est et au nord, cinq mille et quelques centaines de kilomètres en un mois (mars 2023). C'est là qu'on retrouve ses notations drolatiques, son autodérision, la confession rigolarde de ses gaffes, ratages et petites humiliations, ses ébahissements devant des coïncidences troublantes qui relient les traces encore existantes des personnages de ses livres. À chaque étape : bistrot, whisky, hôtel, tour de grande roue quand il y en a une ! Occasions de revisiter ses souvenirs familiaux. Respirations bienvenues entre les plongées dans le malheur des moineaux désinvoltes.

Je m'arrête là : il y a déjà beaucoup d'avis et recensions de La Désinvolture...

Juste une petite note perso : le 3 juillet 2024 je me tenais sur la terrasse d'un hôtel pas loin de Saint-Germain-des-Prés qui a une vue extraordinaire sur Paris, ses toits, ses monuments. J'ai pris la photo ci-contre. 20240703_154903 Je sais très bien que je n'ai pas photographié le fantôme de Kaki (dont je n'imaginais même pas l'existence ce soir-là), mais c'est très fort : je ressens aujourd'hui la certitude qu'elle s'est tenue jadis pas loin de l'endroit où j'étais ce jour de mes 75 ans, et qu'elle a admiré la même vue.

Ah non, encore ceci. Je suis restée perplexe à deux trois reprises (pas beaucoup si on considère la quantité d'informations dispensée) et je fais appel ici à qui 1) aura lu La Désinvolture et 2) sera arrivé jusqu'à ce point de ma note !

le caviar et le concombre
Le dernier soir au Dôme, Kaki et trois quatre amis boivent en dégustant du caviar (volé) et des concombres. On est en novembre et d'ailleurs l'auteur s'interroge :

(On ne mange des concombres qu'en été, en terrasse ?)

Moi je ne les vois pas du tout, même en salle, manger des concombres avec du caviar. À la crème, en tzatziki ? Non. Des gros cornichons malossols, oui d'accord ; ce sont aussi des concombres, mais en condiment : on peut les manger avec les doigts ; et coïncidence, malossol est aussi une marque de caviar !

l'âne et les tongs
À deux reprises... je vois en gros ce que ça signifie un âne en tongs, mais j'aimerais savoir d'où ça vient ?

la truite et l'herbe

Je suis la truite, je ne sais rien du brin d'herbe Kaki, mais tant pis, je dis quand même ce que je sens [...] Je n'en sais rien, je ne la connais pas, mais c'est ce que je crois, c'est ma conviction de truite

Même chose : la métaphore m'est obscure ; quelqu'un.e pour me l'expliquer ?

 

>> autres notes de lecture de romans de Philippe Jaenada
Tilly, j'y crois pas, depuis le temps que tu lis du Jaenada (y compris les premiers romans autobiographiques) il n'y avait pas de catégorie Jaenada (Philippe) sur ton blog ! Voilà c'est réparé.

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