[lu] les forêts de waldenstein, roman de stéphane héaume
mercredi 10 juillet 2024
éditions Rivages, mai 2024,lien 192 pages, 19 euros 50
Je ne suis pas fan des jaquettes choisies par les éditions Rivages pour les deux derniers romans de Stéphane Héaume...
J'avais déjà discuté celle de Sœurs de sable (2021) qui pour moi était au mieux un oxymore, au pire un contresens !
Cette fois on aurait plutôt une emphase inutile, une signalétique martelée :
a-tten-tion-ro-man-go-thique !
D'autant que sous la jaquette, la couverture du livre est de ce beau bleu turquin dont il est souvent question dans le roman...
Toutefois il n'y a pas, et de loin, tromperie sur la marchandise :
dans Les Forêts de Waldenstein, il y a effectivement des secrets du passé qui viennent hanter le présent, des lieux abandonnés, une ambiance angoissante, des paysages forestiers et des ruines, sous la pluie, sous la lune, la neige...
Sous le déluge crevant la nuit, le ciel était plus noir que le manteau de sapins de la montagne — plus noir, plus trouble, depuis la vitre de l'autocar rayée de pluie proche de l'ultime arrêt, que mon très ancien désir de retourner, après trente-deux ans sur les lieux du drame.
Cette phrase n'est cependant pas l'incipit du roman.
Il y a juste avant un chapitre liminaire très étrange et très beau intitulé Lamento. On se croirait dans un conte horrifique, un mythe intemporel :
“ Minuscules au bord de la falaise, les hommes en armes guettaient le précipice, immobiles au cœur de l'incendie muet. Ils formaient une stèle humaine, couchée mais vivante, plus sombre que la cime des arbres, bataillon de l'aube au seuil de quelque chose.
Pas un souffle de vent. Le seul mouvement était celui de l'homme en costume blanc détaché des autres qui avançait vers le vide à pas lents, presque religieusement, l'enfant entre ses mains. [...] la femme agenouillée un peu plus loin, les poings liés dans le dos [...] pleurait en silence, visage au ciel et corps tremblant. Elle mimait une prière, une dernière supplication ou des paroles d'amour — on ne savait pas. ”
Donc, Wald est de retour à Waldenstein. Poussé par l'urgence : il vient d'apprendre qu'à quarante-deux ans, il lui reste peu de temps à vivre. Il veut revoir ce qui reste du village de son enfance, de la forêt et des thermes où il jouait libre et insouciant avec son frère jumeau. Il en a été brutalement écarté à dix ans pour échapper à un terrible massacre dont il garde peu de souvenirs. Sa mère adoptive et son frère tant aimés n'en ont pas réchappé. Il ne sait rien du destin d'Ambrose, organiste et sculpteur, qui s'occupait des enfants pendant qu'Adelaïde supervisait l’établissement thermal. Rien non plus sur Lotte, la jeune fille élevée avec les jumeaux et dont il était secrètement amoureux.
L'accueil d'Ambrose, vieilli et mutique, est décourageant. Celui qui est à l'origine de la vocation de sculpteur de Wald, à qui il doit sa célébrité artistique, est resté seul dans le village déserté pour veiller sur l'église. Lotte habite l'établissement de bains vidé de sa clientèle, plus haut dans la forêt, pour en assurer l'entretien courant. Lorsque Wald dit à Ambrose son intention de monter au Wald Embassador, ce dernier éclate :
“ Hein ? lâche-t-il en se redressant. Tu es fou ?
— Eh bien quoi ? ”
Sa mâchoire se tord, ses petits yeux noirs s'allument. Après un moment de sidération, il s'exclame, furieux :
“ C'est impossible, voyons ! Tu ne sais donc pas ? Tu ne peux pas aller au Wald Ambassador, tu en as l'interdiction. N'y retourne jamais ! N'essaie même pas car, crois-moi l'armée t'en empêchera.
D'un geste fulgurant, il écrase une grosse mouche postée près du fromage. Je sursaute. Il ajoute dépité :
“ À partir de ce soir, mon petit Wald, il va falloir que tu te caches. ”
Le mystère de l'exil de Wald est le ressort principal du roman, mais pas le seul. Malgré sa fragilité, Ambrose est animé d'une volonté de vengeance immarcescible, et Lotte cache un profond traumatisme sous un masque de froideur.
Il y a de nombreux désirs inexprimés et beaucoup de sensualité désespérée dans ces décors sombres, humides et glacés.
Voici l'eau. Une eau verdâtre, comme croupie, couverte de nénuphars. Elle fume. Je m'approche [...]. Toute mon enfance se recompose.
Je me fige.
Au milieu du bassin, quelqu'un nage.
Est-ce possible ? La pluie aurait-elle déréglé ma raison ? Encore un pas.
Une tête, des épaules progressent avec lenteur entre les nénuphars. Cheveux bruns frisés par les gouttes. C'est un jeune homme. Ses bras s'étirent dans l'eau en une brasse muette. Il rejoint le bord du bassin, monte des marches invisibles et s'offre à la pluie qui rince ses muscles minces. Il est entièrement nu. [...].
Il frictionne son torse, ses bras, ses cuisses, se tourne vers moi, se fige. Il m'a vu. Immobile un bref instant, brûlant d'une folie certaine, je baisse le regard avant de m'enfoncer, sonné, dans les bois secoureurs.
Le récit du retour de Wald est à la première personne ; il s'adresse à son double, son jumeau mort enfant. Par moments, la narration s'interrompt pour laisser la parole à Ambrose et ses Carnets de guerre, écrits au moment de l'attaque de l'hôtel et du village, trente-deux ans auparavant.
Progression alternée vers le dénouement. Terriblement efficace pour distiller l'angoisse et stimuler l'impatience du lecteur ! Les énigmes seront résolues peu à peu, y compris celle du Lamento (supra).
Les forêts englouties formaient un tapis de cendres vertes. La terre s'était comme refermée.
Au loin, on voyait la mer.
Je n'irai pas plus loin dans le dévoilement de l'intrigue (assez complexe mais terriblement prenante).
Fans de romans-romans, faites vous plaisir, comme moi ! Bonne lecture !
>> sur ce blog : d'autres notes de lecture de romans de Stéphane Héaume (liens)
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