[babelio, gallimard, rencontre] les règles du mikado, roman d'erri de luca
mercredi 03 juillet 2024
chez Gallimard, traduit de l'italien par Danièle Valin,lien mai 2024, 160 pages, 16 euros
J'aurais dû (mais j'ai pas pu) écrire cette chronique beaucoup plus tôt, avant même d'avoir eu l'occasion formidable de rencontrer et entendre l'auteur parler de son livre.
C'était début mai à l'invitation de Babelio et de l'éditeur des Règles du Mikado :
grazie mille ! à eux tous.
Erri De Luca nous a avoué être très maladroit et n'avoir jamais brillé au jeu du mikado (shanghai en italien !).
On regarde alors ses mains, belles, grandes et fortes, marquées par les travaux manuels de ses débuts comme ouvrier, et par les ascensions alpines (et autres) qui ont suivi.
Difficile effectivement de les imaginer avoir la précision nécessaire au jeu d'adresse. Elles contrastent avec la silhouette frêle mais encore solide et sportive.
Me voilà repartie à parler d'autre chose... il faut dire qu'il reste très séduisant avec ses rides boucanées, ses yeux ciel clair et son sourire presque timide ! Je sais que la comparaison est inappropriée vu les valeurs socio-politiques de l'italien, mais il m'a fait penser à... Clint Eastwood.
Dans une préface malicieuse aux Règles du mikado, De Luca décourage les rédacteurs de notes de lecture : il y dit (presque) tout !
“ [...] au début d'un livre, j'aime bien savoir tout de suite à qui j'ai affaire et non pas découvrir qui sont les personnages au bout de plusieurs pages comme si le livre avait commencé avant et que j'étais arrivé en retard en ratant ce qui a précédé.
Je présente donc les deux personnes qui engagent un dialogue au début de cette histoire.
Lui, c'est un vieux campeur solitaire. Il passe de longues périodes en montagne, même en hiver. Elle, c'est une jeune gitane qui a fui sa famille et son campement. ”
Presque pas de repères temps/espace précis, au moins au début.
“ Si cette histoire est tirée ou inspirée d'un fait divers, je préfère l'ignorer.
Elle se passe à une époque récente, si le XXe siècle l'est encore. ”
Pour ceux qui comme moi aiment visualiser les lieux où évoluent les personnages, il faut attendre la deuxième partie du roman pour trouver une indication : descendus de la montagne où ils se sont rencontrés, le duo arrive au bord de la mer, à Grado sur le golfe de Trieste. Mais on sait très tôt que leur rencontre a eu lieu tout près d'une frontière car la jeune fille fuit le pays où sa famille tzigane est installée (probablement la Slovénie), pour échapper à un mariage arrangé.
Pas de prénoms.
“ Leurs noms ne comptent pas pour moi. Ils n'ajoutent rien aux gens. Au contraire, ils retirent : si je prénomme un personnage Frédéric, celui qui lit l'associe involontairement à une personne qui porte le même nom. Ce rapprochement n'ajoute pas mais retire. ”
N'empêche, Monsieur De Luca, il est très tentant de superposer votre apparence à celle du vieil horloger randonneur !
un dialogue au début de cette histoire
C'est là que ce roman est exceptionnel : la première moitié (74 pages) est consacrée à la conversation en temps (presque) réel entre le vieil homme et la jeune fille. Un dialogue direct, usuel, sans incises (dit-elle, remarqua-t-il, etc.). Juste les tirets longs (cadratins) qui séparent chaque réplique. Pas de guillemets. Voilà pour la technique !
Les prises de parole de l'une et de l'autre alternent sans que les rares événement extérieurs qui surviennent soient décrits par un narrateur extérieur. On comprend ce qui s'est passé à la reprise de parole, une fois éloignés les intrus (le père de la jeune fille, des gardes-frontière, des voyous).
À travers les propos, on imagine le décor de la rencontre : la montagne, la tente, le froid, la nuit puis l'aube, la fuite vers la mer, le retour vers la vie (presque) normale.
Les deux personnalités se dessinent au travers leurs mots. La petite tzigane de quinze ans, intuitive et résolue. Le septuagénaire, empathique, solidaire, mais mystérieux. On ressent la force d'une relation de confiance qui nait sur des bases pourtant énigmatiques, en dehors de l'amour qu'ils partagent de la nature et de ses beaux habitants (un ours, un corbeau).
un double twist surprenant
Quand le dialogue prend fin, il y a une coupure franche dans le roman, un changement de ton et de forme, une ellipse. La seconde partie est constituée d'abord d'une correspondance entre la jeune gitane et un organisme humanitaire qui s'est occupé d'elle conformément aux instructions du vieil homme et sert de boîte aux lettres entre eux. Ensuite un cahier qui donne une version des faits. Enfin une lettre qui résout les mystères persistants.
J'ai aimé qu'Erri De Luca nous avoue lors de la rencontre chez Gallimard, qu'il a longtemps cherché comment finir son histoire ! Je lui en avais un peu voulu de changer à ce point de focale dans la seconde partie. J'ai tout relu et je fais mon mea culpa : c'était pas simple à faire, mais c'est réussi, avec ce qu'il faut de fantaisie et d'humour tendre. Désolée de ne pas pouvoir être plus précise sans tout déflorer !
les règles du mikado en quelques extraits
“ Une des règles du Mikado dit de retirer un bâtonnet sans respirer. ”
“ Une des règles du Mikado stipule que ton erreur peut être utile à un autre joueur. Fais en sorte que ta faute produise un avantage. ”
“ Une des règles du Mikado consiste à oublier le tour précédent.
C'est le contraire des échecs où les joueurs se souviennent des combinaisons des parties. Le Mikado fait table rase. ”
“ Une règle du Mikado dit d'agir sans rien faire bouger. ”
“ Je te raconte ces petites choses importantes. Je retrouve en elles une règle du Mikado : attention aux moindres mouvements, faire avec intention, sans automatisme. ”
“ Je vous ai écrit que j'apprenais grâce à lui les finesses du Mikado. Il en appliquait les règles en dehors du jeu. Par exemple, agir doucement sans attirer l'attention. ”
“ Les fameuses "Moscow Rules", les règles inventées par l'espionnage américain pour opérer à Moscou, copient celles du Mikado. ”
Un dernier thème, parfaitement circonstanciel parce que je fête aujourd'hui mon anniversaire (j'ai un an de plus qu'Erri De Luca) !
“ — C'est comment d'être vieux ?
— C'est quand on te parle et qu'on glisse le mot "encore". Vous travaillez encore ? Vous campez encore ? Vous faites encore ça et ça ?
Alors mon mot préféré est devenu "encore". Si on me demande comment je vais, je réponds : "Encore, je suis encore là." ”“ Je ne fais aucune différence d'âge. Tu me traites de vieux, d'accord, mais j'ai le même âge que toi, je vis à la même époque. Les générations n'existent pas pour moi. Tant que nous vivons, nous sommes contemporains. Nous sommes deux personnes. ”
“ J'ai plus d'années que de kilos. Les vieux doivent être légers.
L'humanité a été jeune, ce n'est que récemment qu'elle s'est mise à vieillir en masse. C'est un temps inconnu, plus que la jeunesse.
Aucune expérience de vieillesse précédente ne peut servir d'exemple. ”
Et pour finir... une petite phrase assassine pour ses contemporains de la part d'un maître du mikado littéraire à qui on ne la fait pas !
“ Quand je lis, je sens parfois la main de l'écrivain qui se trompe et fait trembler les bâtonnets du Mikado en équilibre délicat. Cette erreur interrompt l'entente dans le jeu entre celui qui lit et celui qui a écrit. ”