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[lu] faim de parcours, roman d'alain bron

éditions In Octavo, 348 pages, novembre 2023, 16 euros

4e de couv : Pierre, 92 ans, vit en EHPAD. Toujours alerte, respectable et respecté, il poursuit un but secret : venger sa mère morte de faim à l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise sous l’occupation allemande. Dans le même temps, l’équipe du commissaire Berthier se voit confier une enquête sur un meurtre étrange. Aucune trace, une arme datant de la Deuxième Guerre mondiale... Existerait-il un lien entre ces deux drames ? Une fois encore, Alain Bron parvient à nous entraîner dans un roman policier bouleversant où se côtoient la tragédie et l’humour. Pour notre plus grand plaisir. — Lauréat de la Bourse de l'Aventure à seize ans, Alain Bron part seul au Sahara et revient riche d'expériences qui marqueront toute sa vie littéraire et professionnelle. Plus tard il se passionnera pour la psychosociologie d'entreprise. Il a publié des essais, des nouvelles, des polars et des romans primés à plusieurs reprises. Il dirige par ailleurs l'Art en Chemin dans l'Oise et préside une compagnie théâtrale. Il est membres de la Société des Gens de Lettres et des Écrivains des Hauts-de-France.Qui dit roman policier dit indices.
Même pas besoin d'ouvrir le livre d'Alain Bron pour découvrir le premier, c'est celui que délivre la très belle couverture arrangée par l'artiste Jacques Blanpain à partir d'une photo du réfectoire de l'asile psychiatrique de Clermont-de-l'Oise (circa 1935).
C'est dans l'annexe de cet hospice que Séraphine de Senlis mourut misérablement en 1942, comme de nombreux autres patients internés sous l'Occupation, là et ailleurs en France. La photo est sombrement évocatrice du dénuement macabre dans lequel "on" les avait laissés.
Découvrez si vous le voulez la quatrième de couverture en texte alternatif de l'illustration à gauche : vous verrez qu'il n'y a pas de fôte dans le titre, mais que le jeu de mots (très roman Série Noire) dévoile la clé principale (mais pas la seule) de l'intrigue : la vengeance !

Qui dit roman policier dit victimes, enquêteurs et suspects, mais celui-ci n'a rien d'un whodunit à la Agatha Christie !
Parce qu'on sait très tôt qui l'a fait et pourquoi ! Mais pas comment...

Pierre Fontaine, 92 ans, est un ancien ingénieur de la CII, résident d'un ehpad dans l'Oise ; ayant encore toute sa tête, il profite autant qu'il peut de son temps de “solitude agréable” pour peaufiner son “grand projet”.
C'est aussi dans l'Oise, à Trumilly, qu'un meurtre horrible vient d'être découvert : un retraité égorgé dans son jardin à l'aide d'une baïonnette de la seconde guerre mondiale.
À Paris, au 36 quai des Orfèvres (on est en 2017, quelques semaines avant le transfert de la PJ dans le 17è), l'équipe du Commissaire Gérôme Berthier est chargée de l'affaire de Trumilly.

Au début, les scènes très courtes alternent façon essuie-glace ;  on passe rapidement de la Résidence des Pinsons (l'ehpad de Pierre) aux bureaux de l'équipe du commissaire Berthier, et retour.

On fait ainsi vite connaissance avec la petite cour de fidèles cacochymes qui se rassemblent autour de Pierre : la douce Denise et ses ressassements infantiles, Roger le bricoleur mythomane collectionneur de ressorts, Georges l'informateur de couloir fomenteur de petites rébellions. On partage leurs petites manies et leurs soi-disant activités récréatives : le loto, le scrabble, la télévision.

En examinant chaque résident dans la salle, il se demandait parfois quelle allure avait revêtue la personne avant le naufrage de la vieillesse. Chez certains, la courbe des sourcils, un éclat dans l'œil ou des pommettes conquérantes laissaient deviner leur jeunesse passée. Chez d'autres, tout droit sortis d'un tableau de Jérôme Bosch, la débâcle avait déjà tout ravagé. Certain soir le prenait une profonde déprime qu'il jugulait en se disant : "De toute façon, la vieillesse ne dépend que du regard des autres". D'ailleurs, les termes de "quatrième âge" ou de "cinquième âge" (à quand le sixième) le faisaient hurler. Lui ne se sentait pas vieux, mais "hors d'âge", tel un bon armagnac qu'on doit savoir lentement savourer.

On pourrait croire que les forces et les moyens sont déséquilibrés entre les deux “équipes”, celle du commissaire et celle de Pierre Fontaine, mais pas du tout ! Nous — lecteurs qui avons quelques longueurs (quelques pages) d'avance — ricanons quand les lieutenants de Berthier partent sur de fausses pistes et s'enlisent malgré leurs méthodes bien rodées mais pas infaillibles. On sourit quand “ils brûlent” par hasard grâce à l'intuition d'un jeune stagiaire un peu trop fougueux et gaffeur.

Chaque lundi matin, le point d'enquêtes chez Berthier avait tout de la conférence de rédaction. Les lieutenants et commandants apportaient leur rapport d'avancement. Chacun se tenait debout, Berthier au centre. Seule Paule était assise devant une table et prenait frénétiquement des notes sur son inséparable cahier à spirale. Les interventions de chacun se voulaient brèves, austères, elles servaient essentiellement à recouper les informations avec les collègues. Chaque enquêteur détenait sa liberté de manœuvre dans le cadre de la procédure judiciaire, c'est la raison pour laquelle Berthier ne jugeait pas utile d'organiser des réunions-fleuves qui n'intéressaient personne. Seule importait la question des ressources à mettre en œuvre. Le commissaire devait arbitrer quand les mêmes ressources étaient demandées dans le même temps pour des affaires différentes. Par ressources, il fallait entendre les fonctionnaires de police, le matériel de télécommunication et les véhicules banalisés. Quant à recourir aux Brigades d'intervention, aux engins spéciaux, au déminage la démarche passait par le divisionnaire. En revanche, tous les détails d'investigation se traitaient en tête-à-tête avec Berthier à tout moment de la journée, et souvent tard le soir.

Excellente conduite de réunion ! Le commissaire Berthier est un as de la gestion du temps... Un peu moins doué pour ce qui est de sa vie privée : cinquantenaire, divorcé, workaholic.
Un peu malgré lui, sa rencontre inopinée avec la belle Carole va lui redonner un peu de légèreté et de sensibilité.
De même que sa coopération avec l'enthousiaste Cédric, étudiant en droit, stagiaire coaché par Paule, la documentaliste du groupe.

Paule, fonctionnaire de police depuis trente ans, avait perfectionné sa méthode de travail, au point qu'elle regrettait presque de partir en retraite dans les mois à venir sans faire profiter quiconque de ses connaissances. Berthier n'avouait-il pas que, sans elle et sa légendaire humilité, la maison s'écroulerait ? Le compagnonnage dans la fonction publique n'étant pas à l'ordre du jour, les nouveaux apprenaient par leurs erreurs successives jusqu'à ce qu'ils soient mutés dans un autre poste. Drame des grandes organisations où la compétence se raréfiait d'année en année.

Alain Bron ne manque jamais d'envoyer des piques bien senties, gentiment moqueuses, ciblant nos petits (et gros) travers sociétaux !

Jusqu'ici j'ai pas mal insisté sur l'humour pince-sans-rire d'Alain Bron, mais il n'occulte jamais la colère et la rage qu'on trouve aussi dans Faim de parcours.

Sans dévoiler l'intrigue plus que ne le fait la quatrième de couverture, il y a au cœur du roman une évocation précise et documentée de la période dramatique de l'Occupation allemande dans la région picarde ; en particulier la situation dans les hôpitaux abritant ceux que l'on disait fous et inutiles, qu'on a laissés mourir de faim et de manque de soins, dans des conditions cauchemardesques, sous prétexte que les restrictions tout autour empiraient et ne laissaient rien pour eux. Les responsables n'ont jamais été poursuivis, même pas pour non-assistance à personnes en danger. Agents de l'Administration française, préfet de région, cadres hospitaliers, tous ont été épargnés, leurs supérieurs également, jamais inquiétés dans aucun scandale sanitaire. On a tiré le tapis sur leur insensibilité, leur bêtise, leur violence froide.
Sans justifier franchement les actions vengeresses de son personnage, l'auteur fait clairement pencher la balance de la culpabilité du côté des édiles passées, aujourd'hui inatteignables si ce n'est par la fiction.

J'ai pas tout dit, mais c'est exprès !
Je vous souhaite tout le plaisir que j'ai eu à la lecture de ce roman multi-genres (noir, polar, historique, territorial), et le plaisir de retrouver l'imagination, la verve, l'humour et l'empathie d'Alain Bron. Vivement le prochain.

 

petites indiscrétions :

— CII, “ Pierre, ingénieur électronicien de métier, avait fini sa carrière à la Compagnie Internationale pour l'Informatique, une boîte rachetée par Bull, laquelle avait tout inventé, du micro au supercalculateur, puis avait disparu corps et biens dans le siphon industriel aux abords du XXIe siècle.” (p.11) ; Alain Bron y a travaillé !
— L'Art en Chemin est une association culturelle inventée en 2013 par Alain Bron depuis Trumilly où il demeure ; il en est maintenant le directeur artistique et anime un réseau national d'initiatives qui partagent les mêmes valeurs au sein du monde rural : art, culture, environnement, patrimoine, éducation
— le père d'Alain Bron était Commissaire de Police
— le peintre Jacques Blanpain fait un cameo dans le récit, joli coup de chapeau d'un artiste à un autre

 

>> surici le blog d'Alain Bron : les lieux du roman

photos de l'auteur : les paysages et les décors de son roman ; chaque photo est accompagnée de l'extrait correspondant dans le roman ; un bonus littéraire rare et enrichissant

 

>> j'ai lu d'autres romans d'Alain Bron, notes de lecture suricimon blog :

Toutes ces nuits d'absence, 2018
dans la veine du néo-polar français, mais avec la tendresse en plus : une enquête intimiste qui mêle avec verve des réflexions politiques et sociales ; se lit d'une traite !

Le monde d'en-bas, 2015
bel hommage malicieux au roman noir engagé, expédition littéraire dans les sous-sols de Paris et Milan de nos jours et dans les années de plomb (Brigades Rouges), à lire sans modération avec un petit verre de grappa à portée de main

Vingt-sixième étage, 2013
le roman d'un humaniste sur l'univers impitoyable des cols blancs et les ravages du management par la peur dans l'entreprise

Maux fléchés, 2012
entre Frédéric Dard et Georges Simenon, il y a de la place pour Alain Bron !

 

 

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