[remembrance] prague, 1969
[lu] métaphysique de l'apéritif, spritz de stéphan lévy-kuentz

[lu] l'île des enfants perdus, roman de nicolas chaudun

Actes Sud, septembre 2019,lien 192 pages, 18 euros 80

Sortie de mon mutisme bloguesque pour l’occasion de reparler d’une histoire qui m’avait touchée il y a plusieurs années, celle de La Fleur de l'âge, film fantôme de Carné et Prévert sur une mutinerie au bagne d’enfants de Belle-Île-en-Mer.
À la fois l'existence de ce pénitencier très spécial, et celle du film avorté, m'avaient été révélées par l'exposition à Vannes en avril 2013 des superbes photos de plateau d’Émile Savitrylien.

4ème de couv — Au printemps 1947, Marcel Carné et Jacques Prévert ont tourné un film à Belle-Île-en-Mer, La Fleur de l’âge. Celui-ci s’inspirait de la mutinerie survenue en 1934 dans le bagne d’enfants érigé non loin du Palais, le principal port de l’île. Il y était question d’amours impossibles entre un mutin en cavale (Serge Reggiani) et une riche estivante (Arletty), entre une jeune îlienne (Anouk Aimée) et un innocent mis en cage… De cette nouvelle collaboration, la huitième, le public attendait un chef-d’œuvre du même tonneau que Le Quai des brumes ou Les Enfants du paradis. Et, en effet, de l’avis unanime de ceux qui en avaient visionné les premières séquences, cette cuvée promettait un sommet. Mais le chantier resta en suspens, interrompu par les vents contraires. Et du film inachevé, pas une séquence ne subsiste, ni même un rush. Rien donc, sinon quelques photographies de plateau. Malchance ? Torpillage ? La malédiction susciterait pas mal de rumeurs et autant de fausses pistes… Le narrateur part à la recherche des bobines disparues, stimulé par de maigres indices et le témoignage de rares survivants. Son enquête fournit un fil conducteur à l’évocation du cinéma français de l’âge d’or, depuis les années fébriles de l’immédiat avant-guerre, jusqu’à celles plus troubles encore de l’épuration ; une fresque oui, mais pitoyable et glorieuse, étincelante et pourtant entachée de zones d’ombre… — Éditeur d’art, documentariste et écrivain, Nicolas Chaudun a notamment publié chez Actes Sud une biographie du baron Haussmann qui fait autorité, ainsi que deux récits historiques: L’Été en enfer (2011), plusieurs fois primé, et Le Brasier (2015), élu meilleur livre d’histoire de l’année par le magazine Lire.Je n’ai pas été totalement séduite par le "roman" que Nicolas Chaudun a tiré de ce naufrage cinématographique, mais j'en attendais sans doute trop.
Les photos de Vannes m'avait déjà appris beaucoup de choses ; j'avais même gratouillé autour pour écrire ma chronique d'alorslien (voir les liens vers la presse de l'époque et autres sites) ; mais le grand mérite de Nicolas Chaudun est de livrer l'histoire de L'Île des enfants perdus à un public de lecteurs beaucoup plus large que celui des visiteurs d'une expo en province (sans parler de l'audience riquiqui de mon blog !).

Petit rappel pour celles et ceux qui ne cliquent pas sur les liens (et qui ont tort car le tort tue !) :
En 1934 un fait divers bouleverse Prévert : pour mater la rébellion des jeunes internés de la maison de redressement de Belle-Île, les autorités locales font appel aux habitants et aux touristes. Une prime est distribuée pour chaque fugitif retrouvé... Jacques en fait un poème, La Chasse à l'enfant, et un scénario. Ce n'est qu'après la guerre que les vieux amis Carné et Prévert pourront concrétiser leur projet de film basé sur cet événement triste et révoltant. Hélas, de mai à juillet 1947, d'incidents en difficultés techniques et financières, le tournage vire à la catastrophe et sera complètement arrêté au bout de trois mois. Cela fait penser à L'Enfer de Clouzot... Sauf que cette fois on a complètement égaré et jamais retrouvé ce que Marcel Carné avait finalement sauvé et monté une dizaine d'années plus tard.

À mon goût, la part de fiction que Nicolas Chaudun a choisi d'introduire dans ce récit est un peu faible (en quantité et qualité) par rapport à la vraie richesse de la part documentaire de son ouvrage.
Dans la peau d'un enquêteur lancé sur la trace de quelques bobines de rushes montés que Carné aurait “égarées” mais dont plusieurs témoins ont certifié l'existence, il part à la recherche des rares survivants de l'époque du tournage. Le choix est restreint... à Anouk Aimée, 17 ans en 1947. La piste rêvée pour le cinéphile-détective tombé en amour en 1966 pour la Femme d'un Homme (la digression sur le film de Lelouch est savoureuse même si elle est un peu hors sujet !). D'abord la rencontrer, la faire parler du tournage... Comme son personnage, l'auteur sera un peu mortifié de la distance que la toujours belle actrice met avec son interlocuteur. Dans les Remerciements, il écrit : " Qu'Anouk Aimée me pardonne de l'avoir accablée du poids d'une responsabilité qu'elle n'a jamais endossée, de mes immixtions de pure fantaisie dans sa vie privée, et qu'elle soit remerciée de l'aide qu'elle a bien voulu m'apporter, au début, tout au moins. "

Si je n'ai pas été prise par surprise par le sujet de L'Ile des enfants perdus, les nombreux détails sur la préparation du projet de film, puis le tournage, même écourté, m'ont passionnée et appris beaucoup de choses sur le cinéma de l'entre-deux guerres et de l'Occupation, puis le moment charnière après guerre où tout va basculer avec la Nouvelle Vague et faire oublier nombre de chefs-d’œuvre (et navets) que Nicolas Chaudun nous remet en mémoire. Les portraits des divers protagonistes du tournage (réalisateur, scénariste, acteurs, techniciens, et même figurants !) sont fouillés avec, pour les plus importants, leur vie personnelle et professionnelle. Celui d'Arletty à une période dramatique de sa vie (l'Epuration) est formidable, plus encore à mon avis que celui d'Anouk Aimée. Pour moi c'est elle la vraie héroïne du roman. Ou alors Marcel Carné ? Jacques Prévert ? Leur amitié-collaboration est émouvante, même quand elle se termine sur cet échec.

J'ai été un peu sévère au début de ma chronique. Ce livre est une mine de plaisirs pour les fanas de cinéma, et... les amoureux de Belle-Ile-en-Mer. J'espère que les vrais cinéphiles (aux rangs desquels je ne me range pas) ne seront pas déconcertés par la mention "roman" sur la page titre du livre : je me répète, la partie fiction n'est pas prépondérante, et facilement identifiable du reste.

 

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