[lu] nous qui restons vivants, roman de david rochefort
mardi 11 juin 2019
Éditions Gallimard, mai 2019,lien 189 pages, 17 euros 50
David Rochefort n'a pas donné de nom au narrateur de 45 ans dans Nous qui restons vivants (beau titre !), son troisième roman.
Par pure commodité je m'autorise hardiment (mais indûment, pardon) à le baptiser [Antoine] dans cette note de lecture : ça m’épargnera les mentions impersonnelles comme héros, personnage central, conteur, protagoniste principal, etc..
En se retournant sur son passé [celui qui ne s'appelle pas Antoine] distingue trois périodes inégales ; celle du milieu est la seule qui lui parait digne d'avoir été vécue, c'est aussi la plus courte, une parenthèse intense : cinq à dix ans, pas plus, d'amitié estudiantine entre Nanterre et le Quartier latin avec le brillant Sacha et son entourage familial et amical. Avant, c'était une enfance tristoune à Puteaux, des parents adoptifs plutôt absents et pressés de se débarrasser de lui dès sa majorité. Après, c'est une petite vie de famille rétrécie, une femme, un garçonnet, et un boulot : anesthésiant au mieux, destructeur au pire. Mais c'est son choix, il assume : il s'est isolé volontairement, coupé de ses amis, pour se sauver d'une menace existentielle diffuse. Il s'accroche à son travail de bureau aliénant, bien décidé à résister le plus longtemps possible au harcèlement d'un chefaillon obtus et aux interactions stériles avec ses collègues. Ce matin-là pourtant, quinze ans après sa rupture avec Sacha, sa routine d'évitement vole en éclats quand il lit dans le journal l'avis du décès à l'âge de soixante-cinq ans de Vadim Mouchkine, le père de son ami.
Au terme d'une folle journée aux allures de cauchemar éveillé, [Antoine] décide (ce qui n'est pas franchement dans son caractère) de raconter ce que furent pour lui les années Mouchkine.
“ Je veux écrire sur des morts, sur les fantômes de la jeunesse, sur quelque chose qui est mort au cours de ces années-là. Je n'ai qu'une intuition pour me guider. Et finalement, la vérité m’importe assez peu, l'exactitude ne m'est pas nécessaire ; je n'écris pas une enquête, je convoque des spectres, je tente de faire remonter, aussi délicatement que possible, des souvenirs et des sensations. De Sacha ou de Vadim, je ne sais lequel est le plus mort pour moi — si tant est qu'on puisse établir une telle gradation. De mes parents biologiques ou de mes parents réels, je ne sais lesquels sont les plus absents — si tant est etc. ”
L'auteur invente un contexte social ad hoc savoureux autour de Sacha et de son père, dont il fait une figure d'une banlieue rouge dans les années 80. La personnalité complexe d'[Antoine] nait du récit à la première personne de ses tribulations parfois étranges. Pas sûre d'en avoir fait le tour en une lecture... j'y retournerai !
J'ai aimé retrouver pour la troisième fois (toujours chez Gallimard) l'écriture élégante de David Rochefort, son ironie subtile, au service d'une réflexion pas facile mais profonde sur la transformation en nous du souvenir des personnes quittées, perdues de vue, ou disparues. Ce qui arrive quand les fantômes du passé reviennent nous hanter, ou pire, se matérialisent. Quand les illusions se dissipent. Un beau sujet de philo qui donne une tonalité sombre (mais pas noire) au roman, atténuée par la loufoquerie de situations tragi-comiques et de décors années 70 à la Tati (de Playtime) : le métro, le bureau, le cimetière. Ce contraste est une réussite et renforce l'ambiance d'indécision, d'épreuves et de ratages où patauge complaisamment le héros (anti-héros serait plus juste).
notes et extraits
“ Je cherche dans mes souvenirs la première apparition de Sacha et je ne trouve pas. J'insiste. Et je ne trouve pas parce qu'on ne peut pas "chercher" dans ses souvenirs, envoyer une requête et obtenir une réponse. ”
“ J'aurais aimé ne pas arriver ”
Ça sonne un peu comme le “ Je préfèrerais ne pas ” du Bartleby de Melville.
David Rochefort a imaginé pour [celui que j'appelle Antoine] un environnement de travail si totalement cynique et déshumanisé qu'il en devient plus désespérément vrai que nature. Des scènes de bureau qui pourraient être d'un autre âge (XIXè siècle ?) ou d'un autre pays (Japon ?) mais dont tout le monde a au moins entendu parler (vécues ?) un jour et pressent qu'elles sont toujours actuelles, pas très loin.
” Alentour, on entendait des centaines de personnes travailler. Et au milieu de cet espace immense, nouveau pour moi, net et sans aspérité, on ne pouvait pas ne pas voir un empilement désordonné de cartons, de dossiers, de papiers. Il y avait aussi un manteau chiffonné et quelques meubles démontés. C'était l'espace de travail qui m'était désormais alloué et dans lequel j'allais devoir passer un certain nombre d'années, jusqu'à ce qu'on me change de zone ou que l'entreprise change de locaux. " Dans une heure, je veux que tout soit impeccable, grogna le Caporal, autrement, j'en tirerai toutes les conséquences. " ”
jeux d'ombres, machine parastatique de Kircher, kaléidoscope...
Tout au long du roman, des images métaphoriques scientifiques ou ésotériques renforcent l'étrangeté de la vision du narrateur : artefacts, dispositifs optiques qui distordent non plus la réalité, mais les souvenirs...
“ Il suffit par exemple de glisser une image dans cette machine et, à travers un mécanisme complexe, des ombres agrandies, gigantesques, sont projetées sur les murs. [...] Dans cette projection d'ombre, le petit apparaît comme immense, provoquant un effet de sidération sur les foules.[...] Écrire sur les morts, qu'est que c'est sinon les faire apparaître à côté d'eux-mêmes, mille fois grossis ? ”
>> on en parle ici aussi :
>> voir aussi (liens vers mes notes de lecture des deux précédents romans de David Rochefort)