[notre-dame] extraits du journal intime de marc-edouard nabe
mardi 16 avril 2019
Pas d'illustration, pas d'image : on en voit trop depuis hier 15 avril 2019 vers 19 heures.
Je l'ai déjà fait plusieurs fois ici : illustrer un événement par des extraits tirés du Journal intime de Marc-Edouard Nabe qui s'y rapportent ou le rappellent ; parce que je les trouve pertinents, ou impertinents, tout simplement beaux, superbement écrits et génialement évocateurs même (surtout ?) avec le recul du temps.
Les quatre volumes (3915 pages) couvrent les années 1983 à 1990 ; à la fin de chaque tome (Nabe's Dream, Tohu-Bohu, Inch'Allah, Kamikaze) : un formidable index (noms de personnes, de lieux, d’œuvres, personnages, etc.).
Rien de plus facile que de les utiliser pour retrouver les pages où Nabe parle de Notre-Dame de Paris : un jour de Pâques il y a trente ans, une procession du 15 août, une messe de minuit en 1987...
in: Kamikaze, p. 3824
Lundi 30 juillet 1990. — [...]
Je ne sors de [la bibliothèque de Beaubourg] que vers 18 h 30, à peine le temps de presser mon pas jusqu'à Notre-Dame où je ne sais quel désir subit m'appelle. Les touristes ne m'empêcheront pas d'entrer, c'est presque la fermeture : j'arrive pour la fin de la messe à me faufiler... C'est magnifique. Claudel avait raison : Notre-Dame dans n'importe quelle condition est le refuge des âmes profondes. J'assiste à la communion des fidèles, et j'ai beaucoup de mal cette fois-ci à réprimer un signe de croix...
in: Kamikaze, p.3378
Mardi 15 août 1989. — [...]
On remonte jusqu'à Notre-Dame. Je veux voir la messe de 18 heures. Nous sommes pris dans la procession depuis le marché aux Fleurs ! Il y a même une femme qui s'évanouit, les curés ne s'arrêtent pas pour autant de cohorter, l'un d'eux se contente de balancer l'encensoir fumant au-dessus du corps étendu, ce qui me fait éclater de rire ! Sur le parvis, un monde fou pour ce 15 août exceptionnel qui a déjà provoqué un défilé de monarchos antirévolutionnaires intégristes, sans compter l'énorme pèlerinage à Compostelle dont toute la France parle. Il y a de l'article pour L'Idiot dans l'air... Nous rentrons, tout à fait remis, plus dégoûtés par les fans de Dieu et davantage attirés vers Dieu lui même.
in: Kamikaze, p. 3164
Dimanche 26 mars 1989. — Pâques ! Je suis toujours joyeux à Pâques... Je suis en état de grâce, d'espérance. Je m'attends à ce que tout renaisse autour de moi, que crèvent les soucis et les crasses de l'hiver... Le soleil gicle sur le bleu du ciel. Nous prenons le bus vers 10 heures, direction Notre-Dame... Je devrais y aller plus souvent dans ce gouffre en plein, cet abîme en relief ! A Noël il y avait moins de monde : la messe de minuit trie les obscurs de la nuit sainte, mais aujourd'hui, c'est le jour et la cathédrale est bondée de touristes que les cars vomissent par troupeaux... Italiens, Hollandais, Belges, Allemands... Ils “visitent” Notre-Dame, à l'heure H du jour J. Quelle honte... Impossible d'avancer. Le plus bel édifice du monde est une boîte de sardines gothique. Heureusement, l'encens est là qui aromatise l'atmosphère... La nef est inaccessible bien sûr, et les haut-parleurs sont trop faibles pour retransmettre le sermon de monseigneur Lustiger. A la fin de l'interminable communion, les grandes portes s'ouvrent et le soleil vient majestueusement se fondre dans les lumières internes de Notre-Dame. Alors la foule s'écoule et au milieu d'elle la cohorte des prêtres en blanc qui se fraie un passage à travers la jungle des bras tendus. Je ne vois de Lustiger que sa mitre, les deux pointes de sa mitre qui bougent comme les bras d'une marionnette.
in : Inch'Allah, p. 2364
Jeudi 24 décembre 1987. — [...]
Hop ! Sautons dans le métro et allons à Notre-Dame de Paris : je veux cette année assister à une messe de minuit. Le monde est fou sur le parvis. Des barrières nous tiennent éloignés des portes, et des flics gardent ! Beaucoup de cathos râlent, insultent les forces de l'ordre. On n'a jamais vu ça. Empêcher des fidèles d'assister à la messe ! Soi-disant, ils on peur des attentats... Soudain du presbytère sort la colonne de curés, tout en blanc, illuminée lentement de cierges, avec Monseigneur Lustiger au milieu lançant des coucous de star à la foule empêchée... Ils entrent tous et derrière eux des gorilles ferment les énormes lourdes moyenâgeuses... C'en est trop ! Les proscrits ne sont pas d'accord, c'est la révolution à l'envers ! On force le barrage, les flics sont débordés. Hélène enjambe les barrières, un agent la somme de remonter, mais il est occupé ailleurs, des gens passent outre ! Je rejoins Hélène et nous courons tous ! Un flot irrépressible de croyants se précipite dans la cathédrale. Une vraie manif ! J'en aurais vécu deux : les étudiants de décembre l'année dernière et celle-ci aujourd'hui pour entrer de force dans une église !
Ô vie ! À l'intérieur, quel Moyen-Âge ! Plus de trois mille personnes écoutent les orgues et flûtes magnifiques... On voit mal l'autel. Je pense à Claudel dont j'ai dans ma poche le récit de la “conversion”, il y a exactement 101 ans ! Bousculé par la foule lui aussi, acculé à son pilier sacré... Hélène suit les rites mieux que moi. Je me laisse bercer. Plusieurs Noirs filtrent les entrées de la nef. Lustiger se lance dans un sermon formidable... Bravo, Monseigneur (Sollers avait raison de me vanter ce “Juif converti au retour d'Allemagne où ses parents l'avaient envoyé inconsciemment en 37 !”) ! Il parle des “ruisseaux du Silence” et des caprices du Temps ; “les nouvelles de demain nous les connaissons déjà...” De gros curés dreyeriens arpentent la salle. En blanc, l'allure de bouchers eunuques... L'encens est lancé. La communion arrive : les curés passent dans les rangées et distribuent les hosties. La musique est splendide, l'orgue se déchaîne en stravinskismes curieux. Lustiger fait bénir la foule par des popes ! Je suis juste tombé sur cet œcuménisme ! Des chants en français, en grec et en latin sont entonnés. J'avoue que c'est très beau. Hélène et moi sommes blottis contre une grille en bois mais bientôt on se glisse parmi les prie-Dieu. L'encens fume à mort. Les gorilles libèrent nerveusement la travée centrale pour le passage des “vedettes”. En effet, la procession fonce lentement sur nous. Je suis à l'extérieur. La robe d'un curé à la trogne extra (Dreyer je dis ! J'insiste !) frôle mon manteau. Lustiger est au milieu, tout guilleret, il serre des mains, au “hasard”... Il demande aux gens d'où ils viennent. “Du Québec” répond un ablave. Lustiger continue d'avancer la crosse au poing, la mitre appétissante... Il passe devant moi...
— D'où venez-vous ?
— De l'enfer !
A ma réponse, Lustiger cligne imperceptiblement des yeux, et sans me serrer la main reprend sa route dans la foule...
Les portes de N.-D. s'ouvrent largement. Toute la masse de messeux suit l'archevêque. Nous ressortons tous. On débouche dans la nuit... Cette poignée de main m'aurait-elle porté bonheur ? Merde ! Pas de superstition en religion ! C'est une trop belle soirée, trop étrange. Nous rentrons sans avoir ni dîné ni soupé. Le seul jour de l'année où nous aurons jeûné, Hélène et moi : Noël !