[lu] les captifs du zoo, récit de vera hegi
jeudi 14 mars 2019
éditions La Bibliothèque,lien collection L'Ombre animale, 2014, 192 pages, 14 euros
Tout est étonnant dans ce beau petit livre rouge. Qui l'a écrit, qui l'a publié, et quand. Ce qu'il raconte aussi, bien sûr.
Des histoires de bêtes, on s'en doute un peu ; mais si ce n'était que cela, le titre aurait-il cette forme redondante, énigmatique, presque roublarde ?
D'ailleurs le mot animaux ne figure pas non plus dans le sous-titre : Souvenirs d'une gardienne de jardin zoologique.
Vera Hegi est un pseudonyme, celui d'Esther Ellenberger, dite Émilie, née Von Bachst au début du vingtième siècle en Sibérie orientale dans une famille de la haute bourgeoise russe. Dans sa postface, son fils Michel Ellenberger n'est guère précis sur la biographie de sa mère (dates, lieux) car explique-t-il, s'étant méfiée sa vie durant des "grandes oreilles" des services de renseignement soviétiques, elle ne voulait fournir aucune information précise sur les circonstances de sa fuite de Russie suivie de ses installations successives en France, Suisse et Canada.
La gardienne du zoo, c'est elle : à Moscou, juste après la Révolution d'Octobre, au début des années 20.
Séparée de sa famille à la prise de pouvoir des bolchéviques, la jeune fille gagne la capitale soviétique dans l'espoir (déçu) de pouvoir étudier les beaux-arts. Sans ressources, passionnée par le dessin et les animaux, elle trouve un emploi alimentaire au zoo.
On chercherait en vain un article wikipedia sur Vera/Emilie. Celui sur le psychiatre Henri Ellenberger (1905-1993), mentionne leur mariage, mais rien sur leur surprenante coopération littéraire. Voici ce qu'en dit l'écrivain, philosophe et essayiste Élisabeth de Fontenay dans sa préface :
" Mais ce qui donne à leur travail commun une justesse troublante et à ce livre son caractère attachant, c'est l'affirmation, primordiale et pathétique, d'une analogie entre les maux engendrés par l'enfermement : ceux des bêtes et ceux des fous."
Lors de leur longue vie commune, à l'occasion de leurs nombreux déplacements dans des villes étrangères, ils visitaient ensemble à chaque fois, l'établissement psychiatrique et le parc zoologique.
Leur fils Michel Ellenberger pointe lui aussi leur extraordinaire complémentarité, jusque dans l'écriture :
" Ce livre est l’œuvre commune d'un couple. La ferveur qui irrigue chaque récit, la tension dramatique qui les anime sont d’Émilie Ellenberger. La concision de la narration, l'élégance de la forme sont d'Henri Ellenberger. En lisant attentivement ces textes, le lecteur peut distinguer le regard empathique de l'une et le détachement légèrement ironique de l'autre."
Émilie a survécu à Henri :
" Ma mère continuera à dessiner jusqu'en 1998, enfermée dans une solitude de plus en plus grande. Elle perd doucement la vue, mais non son habileté manuelle. Elle continue à dessiner sur le papier des silhouettes en trait continu. Des chevaux, des chats, des loups. Michel Ellenberger "
Je bavarde, je bavarde, et je n'ai toujours rien dit des Captifs, des animaux de Vera, de leurs gardiens, des visiteurs.
Un peu comme pour un recueil de nouvelles, c'est toujours cruel et frustrant de devoir choisir de parler de telle ou telle histoire et pas des autres. Il y en a seize.
Voici quelques titres, qui donnent envie, je trouve :
La mort du petit loup
Le caprice du tapir
L'hippopotame qui faillit être cuit
La donatrice insupportable
[...]
(j'abandonne tristement les autres ours, tigres, éléphant, marmotte, oiseaux, reptiles, etc.)
Vera décrit avec un humour lucide et une acuité tendre, les coulisses et la vie intérieure du zoo qu'elle a connu, où :
“ Toutes les bêtes, même celles d'une espèce identique, ont leur individualité, leur caractère, leur personnalité, avec des différences aussi tranchées que celles qui distinguent les êtres humains les uns des autres. En outre, rien n'est plus captivant que d'étudier les relations mutuelles de ces bêtes, ou bien les relations qui se nouent entre elles et leurs gardiens, les directeurs et le public.
Chose plus inattendue, un jardin zoologique est encore un remarquable observatoire social, un miroir où, hélas, l'humanité n'apparaît pas toujours à son avantage. ”
Les Captifs du zoo ont été réédités en 2014 par les éditions de La Bibliothèque de Jacques Damade, un drôle d'éditeur !
“ Ce qui m’a incité à tenter cette aventure d’éditeur c’est la vente dans les années 80 d’une bibliothèque familiale, constituée entre 1650 et 1835 et domiciliée dans le château d’un de mes ancêtres, Martin du Tirac, vicomte de Marcellus. Je ne m’y étais jamais particulièrement intéressé, mais quand elle a disparu, j’ai voulu à ma manière la reconstituer. Et, peut-être, me donner une occasion de retrouver mon grand-père qui y passait sa vie et m’y laissait entrer."
Sur son blog vraiment littéraire, Isabelle Louviot écrit :
" En 1982, [le père de Jacques Damade] s’occupe de la vente de la bibliothèque. Le trésor est éparpillé. En créant dix ans plus tard la maison d’édition éponyme, Jacques s’attelle à une résurrection partielle. Il s’agit de rééditer des titres fondus dans une nouvelle peau, petits formats colorés, intérieurs composés selon les titres, avec l’élégance classique du times, du garamond ou du palatino. Sur la première et la quatrième de couverture, même logo depuis l’origine, un carré noir enfermant trois lettres en capitales sauvagement tracées (LEV pour l’écrivain voyageur, première collection lancée) et le rabat arrière porte, immuable, le leitmotiv borgésien ' Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti. ' "
>> bonus, bonus...
photo (rare) : Henri et Émilie Ellenberger, avec leurs enfants André, Michel, Hélène, et à l'avant-plan Irène (1946), Collection Ellenberger
in: Cahier d'information et de promotion des éditions Liber, Montréal, novembre 2009
entretien avec Andrée Yanacopoulo pour la publication de sa biographie : Henri F. Ellenberger, Une vie
podcast (lien) : France inter, émission Vivre avec les bêtes du 17 juin 2012, entretien avec Élisabeth de Fontenay et Michel Ellenberger (de 20'05 à 33'16)
podcast (lien) : France musique, chronique littéraire de Julie Clarini du 27 novembre 2014 (6')
————
Je remercie celui qui m'a envoyé ce livre, et d'autres (livres) encore !