[lu] armen, récit de jean-pierre abraham (1967)
jeudi 29 novembre 2018
éditions Le Tout pour le Tout, juin 1988, 154 pages, 15 euros (retirage décembre 2017)
Je n'en avais jamais entendu parler, mais j'espère que cet étonnant récit de phare figure depuis longtemps dans la bibliothèque de tous les voileux de la côte atlantique (sinon, il devrait, point).
Ce n'est pas un marin breton qui me l'a offert, c'est un poète-écrivain ardennais qui savait que la vie et l’œuvre de Jean-Pierre Abraham (1936-2003), son rapport à la solitude, à l'écriture, aux autres, m'intrigueraient, me bouleverseraient. Il avait raison, comme chaque fois.
gardien à Ar-Men (1959-1963)
Extraordinaire histoire d'une vocation : à l'occasion de son service militaire dans la Royale en 1956, Jean-Pierre Abraham croise au large de Sein et Ar-Men.
Séduit par la position et l'isolement du phare, comme envoûté, le jeune homme se promet de revenir pour y travailler.
D'abord une période d'essai de 9 mois en 1959 qui confirme son intention, puis la formation exigeante de gardien de phare au Cap Gris-Nez et à Saint-Nazaire, et enfin l'embauche.
En 1961, il a 25 ans, il est gardien en titre à Ar-Men !
Ce qu'il faut savoir, c'est qu'avant tout ça, ce jeune homme précoce originaire de Nantes était monté à Paris pour étudier les lettres, s'était fait remarquer dans les milieux intellectuels, et avait publié un premier récit au Seuil à 20 ans (Le Vent). Mais l'appel d'Ar-Men avait été plus fort que les sirènes germanopratines.
le récit (journal d'un hiver)
Écrit près de Forcalquier après sa démission comme gardien de phare et son mariage, Armen a paru au Seuil en 1967 ; il a été réédité en 1988 par les éditions Le Tout sur le Tout. Mon exemplaire vient du quatorzième tirage en décembre 2017. En écrivant ceci, je comprends encore mieux le choix de l'Ardennais : cette maison d'éditionlien a connu son apogée dans les années 80 en publiant de magnifiques auteurs rares ou mal connus. En premier lieu Henri Calet,lien qu'Alain Bonnand lien m'a également fait découvrir.
La photo de couverture à été prise par J.-P. Abraham depuis la galerie supérieure d'Ar-Men (on distingue la rambarde, au premier plan) : c'est l'ombre de la tour portée sur l'écume qui s'abat sur le socle du phare ; le sujet est sûrement beaucoup plus spectaculaire que l'image de son ombre, mais l'évocation de l'âme du phare par ce reflet grisâtre imprécis et mouvant est puissante. [ a-parté : j'aime prendre en photo, depuis la fenêtre de ma chambre tout en haut, l'ombre chinoise des toits du château sur l'étang en bas ]
De novembre à mai (sans doute 1963, non précisé), Jean-Pierre Abraham tient un journal de son quotidien sur Ar-Men avec l'un des deux autres gardiens (Martin, Clet) en alternance, pour des périodes de vingt jours, suivies de dix jours de repos sur l'île de Sein, quand la météo le permet. Il n'écrit pas pour être lu par qui ne connait pas le fonctionnement d'un phare, il faut donc se couler dans son rythme, accepter de découvrir peu à peu la routine de cette étrange vie enfermée. L'escalier devient vite un lieu familier..., comme la chambre de veille, la salle des machines, l'optique, les rideaux que l'on tire sur les vitres de la lanterne le jour, etc. Il m'a fallu un peu de temps pour comprendre les gestes qu'accomplissent les deux gardiens, car le fonctionnement technique du " feu " n'est jamais expliqué. Mais cela n'est pas frustrant. Intriguant au début, jusqu'à ce que cela devienne presque évident.
Il y a les corvées, les réparations, incessantes, nécessaires, qu'on peut imaginer monotones et ennuyeuses à la longue, mais il y a aussi, même s'ils sont rares, les temps morts, inoccupés. Le gardien Martin qui relit indéfiniment pendant des semaines, des mois, le même vieux journal. Abraham n'a dans sa chambre que trois livres qu'il connait par cœur : un catalogue des peintures de Vermeer, un recueil de poèmes de Pierre Reverdy, et un ouvrage sur une communauté monastique cistercienne. Cet hiver-là, il s'occupe en essayant d'écrire des textes pour accompagner les dessins que lui confie son ami Yves Marion (voir plus bas), un jeune peintre installé sur Sein.
Je ne voudrais surtout pas donner l'impression de conseiller la lecture d'une sorte de Manuel du Parfait Gardien de Phare (non-automatisé)...
Car Armen est bien autre chose, qui n'est pas facile à décrire, et qui tient à l'écriture particulière, atmosphérique, de Jean-Pierre Abraham.
Je vous dois l'honnêteté de dire que quelques (rares) fois, je n'ai pas tout compris aux beaux développements poétiques sur la peinture (art), notamment, ou à d'autres, plus introspectifs.
Par contre je me suis laissée emporter sans résistance par la force des descriptions de la mer, de la houle, par l'évocation des éclairages, de la pénombre, et encore plus, des bruits.
C'est magnifique.
> quelques extraits
“ La mer s'apaise. Je descendrai demain. Nettoyage de l'optique ce matin. Dans les prismes on voit la mer à l'envers avec toutes sortes de couleurs. Un ciel blanc et noir lui dispute l'horizon. Les vagues roulent à différentes hauteurs sans se rejoindre jamais, prennent des formes folles. Je ne veux pas non plus de cette féérie. Je frotte longuement, au chiffon doux, chaque prisme jusqu'à ce que l'arête, embuée par dix longues nuits, redevienne éclair pur. Étrange travail. A la lumière du jour il est impossible de savoir si on l'a mené à bien. Tout semble étincelant. Mais le soir au moment de l'allumage, lorsque le manchon d'amiante s'enflamme au centre des trois panneaux de cristal, on voit apparaître en transparence les dimanches, les endroits oubliés par le chiffon, les traces de doigt. Martin souvent se moque de moi, lorsque qu'au moment de lancer l'optique je frotte encore. Quand mon feu est clair je suis un peu plus clair. ”
“ Il ne pleuvait pas encore ce matin-là.
Qu'ai-je remarqué ? Je n'avais sûrement pas envie de regarder la mer. Mais aperçue fugitivement, et comme malgré moi, je l'ai vue divisée. Échevelée, frissonnante au nord, le vent l'éparpille. A l'est, rassurante et légère, elle mène à la côte là-bas. Lente au sud, mystérieuse, profonde. C'est au sud que nous prenons les plus beaux poissons. Mais c'est l'ouest que j'aime. La mer à l'ouest, c'est l'océan. J'aurais dû penser à ce mot plus tôt ?
Est-ce le paysage que l'on a sous les yeux qui détermine ces passages de la colère, du courage, de l'ennui au fond de soi ? Ces éclipses ? ”“ Il y a des mots qui se mettent à flamber dans la nuit. Au matin souvent je les retrouve en cendres. Quels mots faut-il inventer, qui flambent à chaque fois qu'on les regarde ? ”
“ Aujourd'hui, jour de Pâques, il n'y avait aucun bateau en mer. Le ciel aux quatre horizons est resté clair toute la journée. Des oiseaux circulaient. La mer était si calme qu'on entendait le froissement de leurs ailes. Les ailes des vieilles mouettes grincent un peu. A l'allumage, il faisait bon sur la galerie, et nous y sommes restés, Martin et moi, assis par terre, le dos contre les pierres tièdes du muret, à deviser paisiblement jusqu'à la nuit complète. ”
> Journal d'hiver (Yves Marion, Jean-Pierre Abraham)
> émission Les Coulisses de l'exploit : Ar'men, 19 décembre 1962 (vidéo ina.fr)lien
- Reportage de Jean PRADINAS sur la vie du gardien de phare de l'Ile de Sein. Les commentaires sont de Louis Roland NEIL.
On y voit assez longuement Jean-Pierre Abraham s'exprimer sur son métier !