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[en marge d'une expo, 2/2] kupka, poe, stéphane héaume : l'idole noire

[en marge d'une expo, 1/2] kupka et cendrars, légionnaires dans les tranchées en 14

billet inspiré de la visite de la rétrospective Kupka au Grand Palais (21 mars - 31 juillet 2018),lien et de la lecture de La main coupée de Blaise Cendras

(c) tilly, avril 2018 - cliquer sur l'image pour l'agrandirDans les expos j’affectionne les présentations de souvenirs et objets personnels de l’artiste.
Il n'y en avait pas beaucoup dans celle-ci.

Me voilà plantée devant une longue et haute vitrine presque vide et peu informative : deux portraits photographiques de František Kupka (1871-1957) en uniforme de la Légion tchèque pendant la Première Guerre, une lettre à sa femme écrite depuis le front, son képi, et — incongrue, pour moi — une édition de La main coupée (Denoël, 1946) de Blaise Cendrars (1887-1961) ouverte à la page titre illustrée par la photo de l’écrivain.

Totalement ignorante de ce qui avait rapproché un temps les deux artistes, j’ai cherché à comprendre après la visite le pourquoi de cette association muséographique.

Il suffisait de pouvoir tourner les pages du livre exposé... ce que j’ai fait un peu plus tard (l’édition folio est en vente à la boutique de l’expo).

Cendrars y fait un portrait  fort touchant de Kupka, dans une chronique de guerre intitulée « Madame Kupka ». En voici quelques extraits.

“ N’eut été sa femme, de Kupka non plus je n’aurais pas grand’chose à dire. Il était tchèque et notre aîné d’un bon quart de siècle. Il était artiste peintre de son métier. Je me souviens avoir vu de lui des toiles cubistes, chez Bernheim et en reproduction dans des revues d’avant-garde étrangères. C’était un fier soldat, calme et placide. Un taciturne. Il avait dans un visage légèrement tavelé de petite vérole, des yeux extraordinairement lumineux et amusés. Son front était ridé. Les cheveux poivre et sel. La barbe blanche. Il était grand et fort. Mais, que voulez-vous, il n’avait plus l’âge d’être soldat et malgré son haut moral, sa constance, son courage, son endurance, il était souvent malade, crises de foie, coliques hépatiques, qui l’obligeaient à rester couché, mais qui n’eurent jamais raison de lui. Jamais Kupka ne se fit porter malade et jamais il ne voulut aller à la visite. Il fut évacué et réformé pour pieds gelés. Je me souviens qu’il a été le premier chez nous à avoir les pieds gelés, dans les tranchées de Frise où l’on passait la nuit dans l’eau jusqu’au ventre et par des températures de 0, -2°. D’autres, beaucoup d’autres devaient suivre. Je regrette d’avoir perdu de vue un homme aussi bon et simple. Je ne sais pas pourquoi cet homme s’était engagé, mais je suppose à l’instigation de sa femme, qui était une vaillante, une ardente patriote, une femme d’attaque, ce qu’en russe on appelle une boïe-baba, capable à elle seule de faire marcher droit tout le régiment.

Je me souviens que le jour où nous quittâmes Paris pour monter au front et nous contournions la ville par les boulevards extérieurs pour ne pas avoir à défiler dans les rues sous les acclamations (c’était une phobie du colonel), arrivés au rond-point de La Défense, Madame Kupka, qui habitait impasse de la Révolte dans les environs, était là, attendant son homme, mue par je ne sais quel pressentiment. Elle s’empara du sac et du fusil de son mari, flanqua la colonne et fit l’étape jusqu’à Écouen. Le lendemain, elle voulait continuer mais le colonel la fit appréhender par les gendarmes, et embarquer d’autorité dans le premier train de Paris. ”

Donc Cendrars, le Suisse, était caporal dans une unité d'engagés volontaires étrangers ou servait également Kupka, le Tchèque.
On était en 1914, Cendrars écrit ses souvenirs en 1945.
Il a l'excuse du temps qui a passé mais franchement, Blaise se fourre l'index gauche dans l’œil quand il évalue à vingt-cinq ans sa différence d'âge avec Kupka ! Autre excuse : il n'avait pas Wikipedia pour vérifier. Il le taxe de plus de cinquante ans alors qu'il n'en a que quarante-trois (et Cendras vingt-sept). Mais à la fin c'est l'écrivain qui mourra le plus jeune à soixante treize ans, et ne survivra que quatre ans à son aîné mort à quatre-vingt-cinq ans.
Il y a aussi la possibilité que Cendrars fasse le naïf pour mettre mieux en valeur le vieux peintre-soldat. Il a l'air quand même de le connaître mieux qu'il ne l'écrit quand il mentionne son adresse à Puteaux !
Mais là aussi il a peut-être inventé cette impasse de la Révolte qui va si bien avec la Défense...
J'aime à imaginer que Kupka a lu La Main coupée dans les années cinquante  et que les deux hommes ont repris contact dans leurs vieux jours. Mais rien ne le dit.

Après l'histoire du coup d'éclat de Madame Kupka, Cendras reprend le récit de l'ahurissante marche du régiment, sous les ordres d’un vieux colonel qui ignore tout « de la guerre en général et de celle des tranchées en particulier », à pied jusqu'à Rosières dans la Somme. Puis la dantesque montée en ligne le soir même de leur arrivée, la pluie, la boue, le lacis des boyaux dans lequel les soldats se perdent, la désorganisation, la pagaïe, la dévastation, les ruines.
Mais il n'en a pas fini avec Madame Kupka...

“ Un mois plus tard, l’escouade était de garde de nuit à l’entrée de Proyart. Le poste était installé dans une scierie et les hommes roupillaient dans les copeaux comme des petits Jésus. Belessort et Ségouâna étaient de garde devant la porte, chargés d’arrêter les passants sur la route « à pied, à cheval, en bicyclette, en voiture et de contrôler les papiers d’identité... » disait la consigne. Mais il n’y avait plus aucune chance d’arrêter personne. Il était passé minuit et il faisait un temps de chien. [...]
– Aux armes ! cria Bellesort à la porte.
– Hep !... Avancez !... Vous avez le mot de passe ?... Non ?... Montrez-moi vos papiers, s’il vous plaît, entendis-je Ségouâna bredouiller cependant qu’embarrassé de son fusil je le voyais tourner autour d’une femme que Belessort poussait en riant vers la porte.
– Ce n’est pas ma petite sœur, caporal. C’est une citoyenne qui vient voir son homme. Je la fait entrer ? me dit Robert.
– Pas possible, c’est vous ?... dis-je à la femme en lui portant mon fanal à hauteur du visage. Non, n’entrez pas. Excusez-moi de vous tenir sous la pluie. Vous devez être éreintée. Mais qu’est-ce que vous venez chercher ici, Madame Kupka ? Vous en avez de la chance de me trouver de service.
– Laissez-moi entrer !...
– Non, il vaut mieux pas.
– Pourquoi ? J’arrive de Paris et ce n’est pas une petite affaire, vous savez ! Laissez-moi entrer...
– Non. Moins il y aura de monde qui saura que vous êtes là, mieux cela vaudra. Je suppose que vous êtes venue en fraude...
– Bien sûr, on ne délivre pas de laissez-passer !
– Je m’en doutais. Alors, suivez-moi. Et vous deux, motus ! dis-je à Belessort et à Ségouâna. Pas un mot aux copains, c’est juré ? Cela ferait des jalousies...
Et je conduisis Madame Kupka en faisant le tour par les jardins et les vergers, jusqu’à la grange qui servait de cantonnement à l’escouade et où son mari était resté seul cette nuit-là, alité, avec une violente crise de foie.
– Devine qui je t’amènerais ? demandais-je à Kupka en pénétrant jusqu’au plus profond du gîte où le soldat avait fait son nid avec la paille de l’escouade entière pour être bien au chaud et où le vieil homme était chastement étendu comme un chérubin barbu. Devine qui je t’amène ?
– Dieu, mais c’est Blanche ! Justement je pensais à toi, chérie...
– Chéri !
Et madame Kupka tomba dans les bras de son homme.
– Ma toute belle !...
– Vous êtes bien mignons, leur dis-je. Amusez-vous bien. Mais Kupka, pas de blague, hein ? Il faut que ta femme décanille demain matin avant la diane !... ”

Un petit mot sur la diane. J'ai lu ce texte extraordinaire à haute voix à mon père de quatre-vingt-dix-huit ans, hospitalisé. J'ai butté sur “la diane“, avouant ne pas savoir ce que c'était... lui, si, il savait et s'en souvenait, sans Wikipedia ! C'est le réveil des troupes en fanfare, à l'aube.

Dans ce deuxième extrait, un mystère : Cendrars prénomme Madame Kupka “Blanche”, alors que c'était Eugénie, ou Ninnie, Défaut de mémoire ou nouvelle licence romanesque ?
Cela n'enlève rien à l'histoire touchante qu'il nous raconte, et dont on trouve un reflet dans le portrait de Kupka l'année de sa mort, posant devant trois de ses tableaux dont un représentant Eugénie jeune (sans doute disparue avant lui).

Fin de l'histoire édifiante de la visite de " Madame Kupka " sur le front :

“ Mais madame Kupka se débrouilla pour rester un ou deux jours de plus et quand nous remontâmes en ligne, le vieux soldat était ingambe.
Durant ces deux, trois jours, il avait rajeuni de dix ans.
Ce que c’est que l’amour ! Personne n’en avait rien su et tout le monde lui en fit compliment.
Le brave homme rayonnait. ”

  (c) tilly, 2018 - panneau mural à la fin de l'expo Kupka

 

ps:  avec tout ça je n'ai rien dit sur cette belle expo, sur ce peintre dont je ne connaissais rien, sur son œuvre à plusieurs facettes, celle de l'abstraction étant la plus riche : formes, équilibre, couleurs, sensibilité et intelligence.

pps: quant à Cendrars, je savais des choses sur lui, mais je l'avais peu ou pas du tout lu ; oubli à réparer vite, c'est formidable.

ppps : La Main coupée est un chef d’œuvre... il y a cette chronique titrée comme le recueil “ La main coupée ”, mais ce n'est pas (encore) celle de Blaise ; une horreur de guerre qui frôle le fantastique et amène les larmes aux yeux.

teaser : il y aura (bientôt j'espère) un second billet “ en marge d'une expo ” ; cette fois Kupka y sera associé à Edgar Alan Poe et à Stéphane Héaume.

 

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