[en marge d'une expo, 2/2] kupka, poe, stéphane héaume : l'idole noire
dimanche 13 mai 2018
billet inspiré de la visite de la rétrospective Kupka au Grand Palais (21 mars - 31 juillet 2018),lien et de la lecture de L'Idole noire, 2011,lien "histoire courte" de Stéphane Héaume
František Kupka est encore dans sa première période symboliste et ésotérique quand il s’inspire du poème Terre de Songe d’Edgar Allan Poe (Dream-Land, traduction de Mallarmé) pour ses variations picturales énigmatiques sur L’Idole Noire et La Voie du Silence.
J’avais lu L’Idole noire de Stéphane Héaume avant de repérer l’œuvre du peintre tchèque dans l’une des premières salles de l’exposition (on voit aussi sur un autre mur, une version "miroir" plus colorée, moins effrayante — tout est relatif —, illustrant une édition du poème de Poe).
J’ai voulu la photographier mais le résultat est piteux à cause des reflets... voici à gauche celle que l’écrivain reproduit sur son site.
C’est cette aquatinte aussi titrée L’Entêtement, qui a enflammé l’imaginaire de Stéphane Héaume pour son mystère-cauchemar de toute beauté.
Un huis-clos à quatre dans un palais italien surdimensionné : un jeune garçon et sa mère, gouvernante, le maître des lieux vieillissant, un intendant-secrétaire inquiétant et violent. Objet de convoitises, une Idole Noire, gravure originale inestimable que Kupka avait offerte au châtelain alors qu’il n’était encore qu’un jeune assistant décorateur d’opéra au talent prometteur. Devenu célèbre et richissime grâce au cinéma, il a construit la fabuleuse demeure de ses rêves et s’y est retiré, entraînant son maigre entourage dans un isolement mégalomaniaque. Mais alors que la mort rôde autour du vieil homme, un sort étrange s’acharne sur ses rares visiteurs, que l’on retrouve un après l’autre mort noyé dans l’étang qui borde l’étrange palazzio.
Devenu un très vieil homme à son tour, il décrit la gravure fatale :
“ Quelques mots d'abord sur cette gravure. Pour s'en faire une représentation fidèle, il faut en premier lieu remplir son imaginaire de noir, de gris et de blanc. Non point d'un blanc pur ; mais d'un blanc sépulcral et comme d'abandon — le blanc de la désolation. Au premier plan, voici une étendue d'eau retenue par un parapet circulaire, laiteux, doublé de douves. L'eau est calme parcourue d'un faible clapotis. Une lumière lunaire s'y reflète. Sur le parapet à gauche, se dresse une sorte de borne en ruine. Elle signale, peut-être, l'entrée d'un domaine. Ses contours rappellent la silhouette d'une bête de pierre ou celle d'un être humain de petite taille, assis, les genoux rassemblés sous le menton, serrés dans ses bras. La tête, elle, est dissimulée sous une capuche blanche. Bien qu'un peu inquiétant, ce premier plan ne fait qu'introduire le sujet de la gravure, positionné dans le fond : l'imposante masse d'une statue mordant les sillons d'un ciel gris et opaque. Cette masse formidable qui a la noirceur friable d'un tison, ce n'est pas un dieu grec, c'est un monstre mythologique dont la hauteur défie celle des pyramides d’Égypte. Le monstre en question ne se tient pas debout mais assis sur un trône tout droit surgi des ténèbres. Ses mains en appui sur les accoudoirs se détachent lourdement sur le ciel, en avant. Des mains ? Ce sont des griffes — les serres du Mal (et je pèse mes mots) —, entrouvertes, prêtes à saisir l'insaisissable, sur la terre comme au ciel, figées comme la tête de l'idole : une tête large et sans cou en forme de sphinx, au rictus crispé, menton levé vers le nuées, sur le qui-vive. Cette tête cherche sa proie d'un œil blanc, allumé de l'intérieur. Et cet œil sans pupille, taillé par un diamantaire, constitue le seul point lumineux mais ô combien terrifiant de ce monolithe aux aguets. ”
hors de l'espace et du temps
Dans ce très court roman au charme vénéneux, plutôt une longue nouvelle, Stéphane Héaume fait naître des images et des sons avec ses mots, crée un envoûtement, un univers étrange, fantastique, un peu morbide et cruel, romantique et baroque. Des images, des sons. Il y a comme à Venise (voir plus bas), une valse, la première et la dernière, celle que le jeune Hugo danse avec sa mère, jouée au piano par le vieux maître, et qui s’interrompt tragiquement. Des airs d’opéra (Le Chevalier à la rose, Rusalka, Rigoletto), des carillons, des boîtes à musique. Une longue ellipse, avant le final qui rappelle diaboliquement l’ouverture... toujours le même décor somptueux et oppressant, un autre vieil homme, avec à ses côtés un autre adolescent, celui-ci prénommé... Edgardo (!).
Stéphane Héaume a écrit l’histoire fantastique qu' Edgar Poe (1809-1849) aurait imaginée si il avait pu contempler l’aquatinte inquiétante de Kupka (1871-1957). Qui influence qui ? Vertigineux ruban de Möbius qui lie trois artistes, trois œuvres, trois époques.
>> un autre billet en marge de l'exposition Kupka
comme beaucoup de visiteurs de cette étonnante expo, j'ai été séduite par l’œuvre de František Kupka, trop peu connue ; une vitrine qui met en relation le peintre tchèque avec Blaise Cendrars a piqué ma curiosité ; ce billet est le résultat de ma petite enquête, et mon compte rendu de niguedouille bien mal informée au départ, mais ravie de sa découverte !
>> un autre roman de Stéphane Héaume : Dernière valse à Venise, éditions Serge Safran
Dorothée Blanck (modèle, comédienne, 1934-2016) est l'inspiratrice de cette histoire d'amour baroque et sombre qui se déroule à Venise ; en prolongement lyrique : Ora Faltale, une variation littéraire de l’œuvre de Verdi (Don Carlos) sur les thèmes de l'abandon et de la désillusion
voir aussi ma note de mémoire pour Dorothée Blanck