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[lu] sans picasso, par stéphan lévy-kuentz

Sans Picasso, Dora Maar à Ménerbes, texte de Stéphan Lévy-Kuentz, photographies de Jérôme de Staël, postface de Anne de Staël
aux éditions Manucius,lien novembre 2017, 88 pages, 15 euros

d'un cadeau l'autre
Pour mon anniversaire en juillet, un ami écrivain qui me veut du bien m’avait fait envoyer L’Indésiré de Stéphan Lévy-Kuentz.
Cette fois (en remerciement pour ma chronique qui n’en était pas vraiment une : ici), je reçois l’envoi de l’auteur lui-même pour ce nouvel ouvrage.
Beaucoup plus personnel et sensible qu’un service presse !
Infiniment touchée par le geste, j’aimerais savoir bien mieux rendre compte de la valeur de ce petit ouvrage poétique, élégant et profond.
Heureusement, d’autres, plus légitimes que moi en histoire de l’art, l’ont fait (voir en liens au bas de cet article).

en 4è de couverture : Présentés par Paul éluard au café des Deux Magots, Dora Maar et Pablo Picasso entament en 1936 une liaison passionnelle et destructrice qui durera environ sept ans. Muse et modèle du pape de l’art moderne, Dora Maar n’en reste pas moins l’une des grandes photographes du XXe siècle. Surréaliste et torturée, libre et singulière, son œuvre argentique prend toute sa dimension sous le signe de Man Ray, Brassaï et Cartier-Bresson. La maison de Dora Maar à Ménerbes est le cadeau de rupture que fait Picasso à Dora en 1943. Inconsolable d’amour, délaissant la photographie, elle s’y retirera pour peindre et écrire auprès de rares amis, dont Nicolas de Staël. Habitants historiques de Ménerbes, Anne et Jérôme de Staël ont fréquenté Dora Maar dès leur enfance. Après sa mort en juillet 1997, précédant la réhabilitation des lieux restés à l’abandon, Jérôme de Staël a pu rendre compte par l’objectif de ce quotidien pétrifié. L’évocation d’un temps révolu qui est moins une célébration nostalgique que l’archivage d’un patrimoine affectif inscrit dans la pierre. En postface, Anne de Staël livre un portrait inédit, intime et authentique, de Dora Maar. Arrière-saison d’une époque artistique insouciante balayée par l’accélération du monde, Sans Picasso revisite l’existence d’une femme hantée par « son » Minotaure durant plus d’un demi-siècle. Un texte insolite et poignant qui, au-delà de l’imaginaire, aborde les thèmes universels de la dépossession, de la solitude, du temps, de la finalité de l’art face au réel.petit livre, mais grand à l’intérieur
Petit par ses dimensions, d’apparence modeste derrière la belle qualité de l’édition, surtout riche et très « à part ».
À p’art ! Car c’est aussi un grand livre d’art.s (écriture, photographie, mémoire, réflexion sur la vie d’artiste).
À ce titre et à ce prix, il a sa place partout ! En premier lieu, j’imagine qu’il figure déjà sur les tables-librairies des musées et expos consacrées à Picasso (innombrables... d’ailleurs un « nouveau » musée est annoncé à Aix-en Provence).
Chez moi je ne le range pas avec mes quelques « beaux » livres qui font tapisserie au salon : il a sa place avec les autres, plus secrets, qui racontent une histoire, un destin, un homme, une femme (exactement à ce moment : à côté de Dernière valse à Venise de Stéphane Héaume).

Sans Picasso. Dora Maar. San Pablo
Abandonnée, rejetée, exilée, oublier Picasso était au-dessus des forces de Dora. Mystique, elle décida que pour elle, seul Dieu pouvait remplacer Pablo... et se retira dans la maison de Ménerbes concédée par le peintre à son ex en compensation de la rupture.
Un rivage à Naxos, une thébaïde en Lubéron.

Dans la postface, Anne, la fille de Nicolas de Staël, se souvient avec émotion de Dora Maar à Ménerbes. Rien d’une excentrique, dit-elle :

« Une originalité interne - une personne d’apparence réservée dont la parole éclairait. Elle avait un vraiment beau visage, et un timbre de voix qui traduisait simultanément légèreté et profondeur. »

En s’appuyant sur les photos poignantes du refuge de Dora (sans Dora) prises par Jérôme de Staël, Stéphan Lévy-Kuentz suggère par l’écriture le culte amoureux que Dora Maar voua malgré tout quotidiennement jusqu’à la fin au Catalan mais qu’elle n’exprima plus jamais, si ce n’est dans l’acceptation sereine d'une grande solitude choisie. Personne après lui : son souvenir intériorisé d’abord, puis son fantôme, pendant cinquante ans.

Très beau texte évocateur d’une après-midi dans la vie de Dora Maar octogénaire, le jardin plombé par le soleil, la chaleur d’une fin d’été réfléchie par les pierres de la vieille maison, la fraîcheur humide d’un intérieur grandiose habité et entretenu a minima, l’immobilité du temps, l’attente du coucher du soleil, de l’heure des retrouvailles avec les souvenirs, avec les spectres familiers et aimés.

Je ne crois pas que j’irai jusqu’à Ménerbes, mais un jour prochain j’irai moins loin, au coin de l’église de Saint-Germain-des-Prés, dans le square Laurent-Prache où se trouve - en principe - la tête de Dora sculptée en 1941 par Picasso pour rendre hommage à son ami Apollinaire. Stéphan Lévy-Kuentz rapporte que, comme faisait Maillol, c’est en urinant pendant une semaine sur l’effigie de Dora, que l’artiste avait obtenu la patine bronze souhaitée !

deux extraits :

« Dora assise, gardienne de son propre musée.
Dans la penderie, des vêtements qu’elle ne mettra plus, un petit collier de perles offert par elle ne sait plus qui. Un jour, cette maison sera vidée, liquidée, éventrée, se dit-elle. Mes objets, outils et vêtements, se verront disséminés, récupérés, donnés, vendus aux enchères, volés peut-être. Une fois les volets définitivement fermés, la vie y sera passée et tout ce qui l’animait voué à la petite histoire. À l’intérieur, le vide ne rendra plus aucun son. Dans cette tornade métaphysique qui au ralenti habite des horloges, quelles traces de moi, Dora Maar, traverseront les époques futures ? Que deviendra ce siècle, notre siècle finissant qui, jour après jour, équarrit toute verticalité ? S’avance, violente et narcissique une humanité qui pense avoir tout découvert mais dont les cérémonies naïves ne font que recycler Dada, se nourrir de ses restes. De nos restes. L’élégance, l’exception, la nuance, le désintérêt, la dérision, ce monde ne les entend déjà plus car il y voit de l’élitisme. L’art deviendra-t-il un pied-de-biche destiné à servir un statut social ou une cote ? Nous, saltimbanques, qui avons ouvert les portes du siècle, nous qui avons distordu le réel pour lui faire rendre gorge, nous voilà remerciés par assureurs et experts nés dans le miroir brisé que nous leur avons tendu à bout de bras. De nos mythes hirsutes, de nos laboratoires désinvoltes, de nos fulgurances érotiques, de notre folie douce ils auront forgé leur pouvoir. Les générations desquament comme le tissu humain et leurs peaux mortes servent de nourriture à la suivante. Mes amis de jeunesse, nous voilà colonie de spectres oblitérés. »

« Dora échouée, gisant sur l’estran sans espoir d’une nouvelle marée. N’était-il là que pour son corps ? Son esprit critique ? Sa fraîcheur juvénile ? Comment partager le lit de l’ogre de l’art moderne sans se prendre dans ses toiles ? Se souvient-elle qu’elle fut Femme à la torche avant d’être Femme qui pleure ? N’ont-elles pas toutes pleuré, les cinq branches de cette étoile ? De l’érotomane abandonnique, l’histoire n’a retenu que ce tableau de chasse. Cinq reines majeures. Hormis Françoise qui osa s’enfuir, quatre statues, quatre biches dépecées par la dépendance affective : Jacqueline et Olga, suicidées. Olga devenue folle. Elle, entrée en religion, mystique et poétique. Folle peut-être aussi, elle ne sait pas. Pénélope sans perspective, elle ne perçoit plus vraiment cet espace empoisonné de silence, cet entre-deux-mondes figé entre passé et présent.
Dora prononce ces prénoms comme les perles d’un collier tombées en cascade, parties rouler sous les meubles de l’indifférence. Au plafond, un ballet géométrique de cinq mouches autour de l’ampoule nue. Une chorégraphie propre à l’été qui annule les frontières du monde. Cinq elles aussi, ces mouches pour lesquelles la suspension électrique est devenue le centre de gravité. »

quelques jalons :

  • Picasso (1881-1973)
  • Dora Maar (1907-1997)
  • fin 1935 Dora rencontre Pablo à Paris
  • 1937 Dora photographie le peintre pendant la réalisation de Guernica
  • 1943 rupture (ils n’ont pas eu d’enfants) ; Dora vivra six mois par an à Ménerbes jusqu’à sa mort à Paris
  • rénovée, la maison de Dora Maar à Ménerbes sert aujourd’hui de résidence d’artistes
  • Nicolas de Staël (1914-1955) ; naissance d’Anne en 1942, de son demi-frère Jérôme en 1948 ; installation au Castelet à Ménerbes en 1953

les éditions Manucius :

« Elles se sont donné pour tâche de faire découvrir ou redécouvrir des textes expulsés du circuit marchand assujetti à la seule loi de la rentabilité à court terme et donc de fait interdits au public. Les grands domaines de la pensée sont explorés – art, philosophie, littérature, politique – dans des ouvrages de facture soignée à des prix abordables. »


elle.il.s parlent  de Sans Picasso (liens) :

 

 

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