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[calet, charras] les hommes qui pleurent

billet inspiré par la lecture d'Au nom du pire,lien roman de Pierre Charras, de Monsieur Henri, (du même Pierre Charras), et de livres d'Henri Calet que j'ai lus (pas tous mais presque)

Résumé — Quand ça frotte, que ça s’enraye et qu’il faut agir vite, on (le parti) envoie Goneau, Christian Goneau, un rondouillard teigneux et ficelle qui sait « trouver la faille, se méfier du contre et taper dur » ; « le contraire d’une dentellière », plutôt un « vidangeur » de la politique. Car cet expert en nature humaine que les femmes effraient est aussi un grand marrant. C’est ainsi qu’il débarque, le 12 juin 1995, entre les deux tours des municipales, dans une ville (peu importe laquelle) dont le maire, Michaux, en place depuis vingt-cinq ans, est en train d’avaler son écharpe, mis en ballottage par un chevau-léger de l’opposition. Goneau prend pied, rencontre, à défaut du maire étrangement invisible, Sylvie (la mystérieuse chef de cabinet) et Péron (le secrétaire général très investi)… Il hume, rôde, élabore. Tout cela fleure bon le ragoût provincial chabrolien. Mais soudain tout bascule et Au nom du pire, roman posthume de Pierre Charras, passe de la mascarade à la tragédie. Par l’effet d’un simple discours, tout se tend, s’électrise, la plus sombre mémoire que l’on avait tue revient en force : celle qui va de l’Occupation aux lendemains qui devaient chanter. Avec ce roman, Pierre Charras, homme d’une œuvre « lucide, profonde et désabusée » comme l’écrit Philippe Claudel dans son fervent prologue, donne à la fois une grande leçon d’écriture – maîtrisant en virtuose la conduite (et les changements de cap) de son récit – et un coup de sonde redoutable dans le pire de la mémoire collective française, la pelant à vif, jusqu’à son cœur noir. « Les enfants des bourreaux sont des enfants, pas des bourreaux », nous dit l’exergue. Message reçu.C’est attendrissant je trouve, cette chaîne d’écrivains aux yeux rougis : Philippe Claudel qui pleure Pierre Charras (1945-2014), qui pleure Henri Calet (1904-1956) qui retient ses sanglots. Une façon de se donner le courage d’avouer leur goût des larmes ?

J’ai l’air de me moquer un peu, mais pas du tout : j’ai un grand faible pour ces écrivains tendres et douloureux, d’autant plus que comme par réaction d'auto-défense, ce sont aussi des maîtres de l’esquive railleuse, de l’autodérision rieuse, parfois cruelle, un tantinet masochiste. Qui dit larmes ne signifie pas forcément larmoyant.

Philippe Claudel, donc, préface le roman posthume de Pierre Charras dont le titre-jeu-de-mots fleure bon la titraille des petits romans noirs des années 80. Avant de rencontrer l'homme devenu son ami, il l'avait, dit-il, rencontré dans ses livres “ Que j'avais lus comme on entre dans un lieu fait pour nous et au sein duquel on se sent immédiatement chez soi. Un chez-soi qui amène un sourire doux dans le regard, mais serre aussi le cœur. ”. Et comme François Bott, il souligne la filliation Calet—Charras : “ Calet, dont Pierre admirait tant l’œuvre qu'il l'a en quelque sorte prolongée en écrivant un texte rare et précieux, Monsieur Henri,.”.

Au début on se sent loin de Calet dans Au nom du pire : la province, la politique, des personnages typés qu'on verrait plutôt dans un film de Claude Chabrol. Et puis à un moment, quand on passe (je dis pas comment) du cirque électoral de 1995 aux jours terribles de l’Épuration, ça bascule dans l'émotion. Ça reste très roman-roman, construit rapide et efficace, zéro pathos, mais Charras distille en douceur et profondeur le sentiment du chagrin dans un scénario à la Baron Noir (la série télé). Depuis La nuit, le jour et toutes les autres nuits de Michel Audiard, je n'avais pas lu quelque chose d'aussi poignant sur les atrocités populaires ordinaires de la Libération. Et ce temps-là, c'était celui de Calet, celui de Contre l'oubli ou des Murs de Fresnes.

La mélancolie intime de Pierre Charras décrite par Philippe Claudel, ce "chagrin d'humour" dont parle François Bott dans le Service Littéraire, affleure à de nombreux endroits d'Au nom du pire, comme ici :
“ Ça le prenait parfois, ces larmes. Toujours par surprise.
La première fois qu'il avait eu conscience de ce phénomène, c'était à la dernière séquence d'un film de Frederico Fellini. Christian aimait bien les œuvres de ce cinéaste et il s'était précipité au quartier latin où l'on redonnait Huit et demi. Il s'était amusé gravement : c'était délicieux... Comme Mozart, ce réalisateur savait divertir sans pour autant renoncer à son propre désespoir. On arrivait à la fin du film ; il y avait sur l'écran un de ces cortèges dérisoires dont était friand le génial Italien : une petite troupe de clowns échappés de quelque piste d'éternité, conduite par un enfant en uniforme blanc. La file indienne avançait en musique, puis s'arrêtait pour faire un pas en arrière. C'est en voyant cette image que Christian s'était mis à pleurer. Il n'était pas triste, non, simplement il pleurait. ”

Pour faire mieux connaissance j'ai enchaîné sur deux autres romans noirs de Pierre Charras : Dix-neuf secondes (2003), et Plop ! (2004). Très bons. Très noirs (surtout Plop !).
Ravie, même si c'est un peu tard, d'avoir découvert cet auteur attachant, peu lu comme le souligne Philippe Claudel :
[...] c'est à n'y rien y comprendre que son œuvre n'ait pas été davantage lue de son vivant. Un mystère. Il y en a d'autres. Il y avait des lecteurs, des critiques, des libraires, des éditeurs qui aimaient profondément le travail de Pierre, et le respectaient. Mais je ne parviens pas à comprendre pourquoi ses livres n'ont pas touché un plus large public. Peut-être parce que le public ne les méritait pas, allez savoir !

Mais l'avantage avec les livres, c'est qu'il existe toujours de multiples sessions de rattrapage. Les bibliothèques et les librairies sont pleines de naufragés qui n'attendent que la main qu'on s'apprête à tendre vers eux. Ils sont coriaces et ne se noient jamais. Ils attendent, flottant la tête hors de l'eau. Ils ont tout leur temps. ”

 

et maintenant... Monsieur Henri,

4ème de couv — C'est un roman. Un roman d'amour. D'amours, au pluriel. Le narrateur a aimé Marie-Claire, Eva, un petit peu Hélène aussi. Il a aimé son père, énormément. Il est tout traversé de tendresses. C'est dire comme le monde qui l'entoure peut lui paraître étrange et comme il lui semble naturel de s'entretenir avec un homme disparu il y a quarante ans, tou "plein de larmes". — Pierre Charras est comédien et traducteur d'anglais. Il est l'auteur entre autres de Marthe jusqu'au soir, paru au Mercure de France en 1993.Tout à fait une autre veine, même si c'est aussi un roman.
Il doit bien exister une catégorie littéraire pour ce type de texte qui développe une fiction nouvelle en s'appuyant sur une œuvre existante, sur ses personnages, sur la vie de son auteur.
Des histoires de lecteurs qui veulent dépasser le roman qu'ils lisent et se lancent sur les traces d'un personnage dont ils devinent (croient deviner) qu'il existe ou a existé.
Des histoires de rencontres de hasard avec des personnes qui ont inspiré un roman, une œuvre.
Des hommages à la littérature par la littérature.

Monsieur Henri virgule, parce que c'est une lettre qu'un admirateur qui vient d'avoir cinquante ans adresse à Henri Calet en 1994, bien des années après la mort de l'écrivain.
Il commence par expliquer à Monsieur Henri comment il a découvert ses livres, s'est attaché à son histoire compliquée, à sa vie fracassée.
Il lui raconte ensuite sa rencontre avec Eva quelques années auparavant, en 1988.
Un jour il se trouve assis au théâtre à côté d'une belle femme beaucoup plus âgée que lui. S'apercevant fortuitement de la dilection de son voisin pour l’œuvre de Calet, elle lui fait une révélation-cadeau sensationnelle : "Je suis un personnage de Calet".
Et raconte : dans Les Deux Bouts (1954), elle est la cliente de Monique Matutini, l'esthéticienne, La jeune fille au grand éventail. Un tout petit rôle dans une chronique de Calet, mais pas si petit dans sa vie, puisque leur histoire a duré quelques mois.
S'en suit une belle et rare amitié, délicate et fervente, entre Eva et le narrateur. Et puis Eva meurt.
Le narrateur ravagé, écrit aussitôt à Calet pour lui faire part de leur perte commune et lui recommander de “ mettre les petits paradis dans les grands pour l'accueillir ”.

Un narrateur, mouais, d'accord, si on veut. Moi, on ne m'empêchera pas de penser que c'est Pierre Charras qui écrit à Henri Calet, point.
Même si il noie un peu le poisson en faisant du narrateur un professeur de lycée, mal dans sa peau, mal en ménage, mal dans sa vie.
Car il y a des choses qui ne trompent pas : la naissance à Saint-Etienne un peu plus de 40 ans après celle de Calet à Paris, les souvenirs d'enfance, l'amour pour le père.
Si malgré tout je me trompe, si Pierre n'a jamais rencontré Eva, si l'histoire d'Eva et d'Henri n'a jamais existé, alors il reste que Monsieur Henri, est une magnifique déclaration d'amour littéraire autobiographique, et que rien que cela c'est formidable aussi, simplement.

 

Eva dans Peau d'ours (petite note à côté parce que je ne sais pas où mieux l'insérer)

Le narrateur de Monsieur Henri, demande à son amie Eva pourquoi elle n'apparaît pas comme d'autres femmes de Calet dans Peau d'ours (notes posthumes, 1958) ; elle répond :
— Qui vous dit que je n'y suis pas ?
Lui, n'essaie pas de retrouver Eva dans Peau d'ours. Moi, si.

Alors, looking for Eva, j'ai relu Peau d'ours, cet étrange journal des dernières années de Calet, compilation de morceaux d'écriture et de notes d'agenda, armature d'un roman rêvé, dont les personnages, transposés de ceux sa vie, sont Luc (son fils Louis, petit enfant), Madeleine Wimy (sa compagne Christiane Martin du Gard, rebaptisée des prénom et nom de sa grand-mère), Ernestine (Antoinette Nordmann, la mère de Louis, Paul dans Monsieur Paul), Reine (son épouse Marthe Klein dont il a divorcé à la naissance de Louis), et Cécile, Alice, Renée, Colette...
Relire les dernières pages de Peau d'ours est toujours une épreuve : "En souffrance à Vence", Calet y note quelques jours avant sa mort pressentie les disparitions de Paul Gadenne et de Marie Laurencin, et le fameux adieu... “ Il faut se quitter déjà ? Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. ”.

Pas vraiment d'indice pour identifier formellement Eva, mais mon intime conviction désigne Alice, à qui Calet adressait jusqu'à la fin de jolies lettres tendres :
- le 12 janvier 1955 : “ Vous m'avez écrit une bien jolie lettre, un peu triste. Oui, nous avons des relations singulières. On est toujours au bord de je ne sais quoi. Après chaque  séparation, je me sens plein de regrets, et pas loin des larmes. J'ai connu souvent des états semblables lorsque j'étais petit garçon. Il y a longtemps. ”
- le 12 mai 1956 : “ Enfin un mot de vous. Il me semblait que vous m'aviez échappé. Je vous retrouve bien que nous soyons encore très loin l'un de l'autre. Mais n'en a-t-il pas toujours été ainsi pour nous ? Très près et très loin, en même temps. J'ai beaucoup de plaisir à penser à vous. ”
- le 7 juillet  (il meurt le 14 juillet) : “ Votre lettre [...] m'a rappelé une promenade que nous avons faite un soir par là, il y a quelques années. Nous nous sommes beaucoup promenés alors ; nous cherchions quelque chose que nous aurions bien pu trouver, avec un peu de chance. Nous brûlions, je crois... ”

 

Raymond Barthelmess, alias Henri Calet (petite note à côté parce que je ne sais pas où mieux l'insérer, bis)

Dans Peau d'ours, il y a beaucoup de larmes, dont les plus célèbres, celles de la dernière ligne, les dernières.
Mais dans Peau d'ours, il y a aussi les notes irrésistibles de désespérance que Calet a relevées lors des deux mois de 1951 pendant lesquels, à bout de ressources, il s'était résolu à reprendre un emploi  subalterne dans une entreprise industrielle pour laquelle il avait déjà travaillé avant d'entrer en littérature et journalisme. Un féroce inventaire de petites aliénations bureaucratiques :

" Première semaine.

La tentation du monde (autobus).
Une demi-heure en retard.

Cellule grise à mi-hauteur.
Vue sur d'autres bureaux.
Grande fenêtre : tentation — cour.

Tampon-buvard. Attache-lettre.
Deux porte-plumes. Conté rouge-bleu.
Deux blocs. Un bloc Corona.
Pas de cendrier — pas de corbeille.

Fauteuil tournant et basculant.
Pendule au-dessus de la tête — regarder l'heure. ”

“ Ils cherchent tous à se persuader qu'ils sont "quelqu'un". Ils n'existent qu'au bureau ; des employés. Pas de téléphone, tandis qu'ici on téléphone au loin, on a une dactylo, on commande...
Ces gens-là n'ont pas de vie propre, ils ne s'appartiennent pas. Il n'est pas sûr qu'ils en souffrent.
Voués au bureau : huit heures et deux heures d'autobus.
Le reste (l'essentiel), on ne s'en occupe que par raccroc. ”

" J'ai vendu mon temps à B.
Entrer dans les ordres — se soustraire.
En prison parmi des choses qui ne m'intéressent pas, qui ne comptent pas — les gens eux-mêmes n'existent plus. ”

“ On vous apprend à ne plus être, vous êtes un pauvre type, on vous contredit, on vous commande, vous ne pouvez plus avoir raison.
Soumis, polis envers les supérieurs.
Arrogants envers les autres : éconduire les représentants désespérés.”

“Grèves : gaieté. Dans le couloir, j'entends des rires — pour la première fois. ”

“ On ne peut vivre ainsi, je le dis à vois basse car je ne veux décourager personne — la petite blonde d'en face...”

 

C'est en les relisant que me frappe le curieux patronyme de Calet que je connaissais pourtant sans avoir fait jusque là le rapprochement euphonique insolite : Barthelmess — Barthelbooth — Bartleby !

 

post-scriptum

pour mémoire et pour compléter un peu ma liste d'hommes qui pleurent et qui écrivent (le présent c'est exprès) : Tony Duvert, André Hardellet, Jean Reverzy... (à suivre)

 

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