Stock, août 2017,lien 450 pages, 21 euros 50
Femme de... Mrs Y... épouse X... ? Quel statut pour celles que les historiens des arts ont souvent vues comme des muses, des égéries, sans trop se demander si elles avaient existé, ou voulu exister, par elles-mêmes aux côtés de leur grand homme ?
Anne et Claire Berest sont les arrière-petites-filles de Gabriële Buffet-Picabia (1881 -1985, 104 ans !). Les deux romancières font ensemble le portrait d’une femme à la Belle Époque, étonnante, moderne, importante. En refermant le livre je me demande ce que Francis Picabia (1879 - 1953) aurait accompli sans elle. Beaucoup moins sans doute. Et si même il aurait pu survivre à ses addictions et aux crises de neurasthénie qui annihilaient régulièrement sa créativité. Il lui devait beaucoup. Cette cérébrale intuitive avait brutalement abandonné pour lui, sans remords apparent, la voie exigeante qu’elle s’était choisie jeune femme : la musique abstraite, la composition.
À son honneur, l'imprévisible Picabia semble avoir toujours reconnu l’importance du rôle de sa femme auprès de lui. Ils ont été mariés de 1909 à 1919, et sont restés amis proches jusqu’à la mort du peintre. Mais elle n’a pas été que sa psy domestique et son infirmière. Loin de là. Elle était aussi son agent artistique, organisant expositions, voyages, contacts. Et surtout l’instigatrice de ses recherches d’abstraction avant-gardistes, suiveuse et complice de ses excentricités quand elle pressentait qu’elles déboucheraient sur une œuvre picturale ou poétique.
A côté de ça, les sœurs Berest ne cachent rien du revers de cette fusion amoureuse et artistique exceptionnelle. Les Picabia étaient des parents très peu impliqués dans l’éducation et la vie au quotidien de leurs quatre enfants. Ce sera fatal au quatrième et dernier, né au moment de la séparation du couple. Vicente se donnera la mort à vingt-sept ans en laissant une petite fille de quatre ans, la mère d’Anne et Claire Berest.
Gabriële, enfant précoce et atypique, jeune femme indépendante, épouse fusionnelle, mère étrange, vieille dame indigne. Gabriële, si sûre de son importance auprès de son mari que cela lui sera égal de rester dans l’ombre. Trouvant, quand il le lui faut, le réconfort de l’amitié auprès de Guillaume Apollinaire (les auteures font du poète-soldat un portrait plein de force et de douceur qui tranche sur ceux moins sympathiques d’Arthur Cravan et Henri-Pierre Roché, et sur celui, ambivalent, de Marcel Duchamp).
Gabriële, qui « fera » d’autres artistes dont le moindre n’est pas Marcel Duchamp ! Qui mettra dans son lit Brancusi et Stravinsky ! Jusqu’à la couturière Elsa Schiaparelli qui lui devra son installation réussie à Paris.
Anne et Claire Berest, romancières reconnues, ont mêlé leurs mots, les ont tissés ensemble. Les coutures de l’ouvrage sont invisibles, même si elles ont laissé filer quelques mailles - heureusement fort peu (bizarrement plusieurs dans les premières pages : j’ai tiqué au début sur « Les pommettes tapent », ou l’ordre des mots dans « Elle est partie finir ses études de musique à Berlin commencées à Paris »).
Très vite, la fluidité de la narration, la tenue du style, l’intérêt du sujet, emportent l'adhésion.
Les atmosphères d’époque à Paris, New York et Barcelone, avant et pendant la Grande Guerre, sont restituées avec raffinement (grande inondation de 1910, célébration des Catherinettes le 25 novembre, nombreuses traversées transatlantiques, salons mondains, etc.).
A la fin de chaque (ou presque) chapitre, des petits dialogues entre sœurs, des commentaires hors chronologie, portent des éclairages plus personnels sur cette biographie d’exception. C’est comme ça qu’on apprend l’incroyable. L’une comme l’autre n’ont eu conscience que très tard d’être les descendantes de Gabriële. « On n’en parlait pas, c’est comme ça ».
* merci aux Matchs de la rentrée littéraire (#MRL17)lien et aux éditions Stock pour cette lecture plus qu'agréable