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[rentrée littéraire] la serpe, roman de philippe jaenada

Julliard, août 2017,lien 648 pages, 23 euros

quatrième de couverture - Un matin d'octobre 1941, dans un château sinistre au fin fond du Périgord, Henri Girard appelle au secours : dans la nuit, son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe. Il est le seul survivant. Toutes les portes étaient fermées, aucune effraction n'est constatée. Dépensier, arrogant, violent, le jeune homme est l'unique héritier des victimes. Deux jours plus tôt, il a emprunté l'arme du crime aux voisins. Pourtant, au terme d'un procès retentissant (et trouble par certains aspects), il est acquitté et l'enquête abandonnée. Alors que l'opinion publique reste convaincue de sa culpabilité, Henri s'exile au Venezuela. Il rentre en France en 1950 avec le manuscrit du Salaire de la peur, écrit sous le pseudonyme de Georges Arnaud. Jamais le mystère du triple assassinat du château d'Escoire ne sera élucidé, laissant planer autour d'Henri Girard, jusqu'à la fin de sa vie (qui fut complexe, bouillonnante, exemplaire à bien des égards), un halo noir et sulfureux. Jamais, jusqu'à ce qu'un écrivain têtu et minutieux s'en mêle... Un fait divers aussi diabolique, un personnage aussi ambigu qu'Henri Girard ne pouvaient laisser Philippe Jaenada indifférent. Enfilant le costume de l'inspecteur amateur (complètement loufoque, mais plus sagace qu'il n'y paraît), il s'est plongé dans les archives, a reconstitué l'enquête et déniché les indices les plus ténus pour nous livrer ce récit haletant dont l'issue pourrait bien résoudre une énigme vieille de soixante-quinze ans.Tout en n'en disant jamais grand bien, je fais souvent la maline sur Facebook, notamment en recopiant des extraits de mes lectures en cours. Mon intention tout de même, est de choisir des extraits significatifs ! Là, comme je venais de refermer La Serpe, j'ai recopié pour mes "amis" le début des "Remerciements" à la page 641 (sur 643) :

" Les remerciements, oui, je sais, c'est toujours un peu gonflant - surtout quand on n'est pas dedans, c'est-à-dire presque toujours. Il va remercier sa mère, son barman, le neveu de son éditeur, le facteur et feu son grand oncle. L'avantage dans un livre, contrairement aux César ou aux Molières par exemple (il faudra que je pense à demander à un spécialiste pourquoi César ne supporte pas le pluriel et Molière l'encaisse en haussant les épaules), c'est qu'on peut les passer d'un coup de doigt, fluf, ça n'existe plus. En même temps, ce ne sont que quelques lignes et il n'y a plus rien après, il faudrait vraiment avoir autre chose à faire. Mais ça arrive souvent, qu'on ait autre chose à faire, c'est le principe de la vie. Donc à ceux qui referment "La Serpe" ici : merci de l'avoir lu jusqu'à la fin. (Maintenant vous êtes dedans, du coup il serait un peu déplacé, malotru de votre part, de zapper les autres.) "

Je ne cherche pas d'excuses à ma paresse, simplement je reconnais que quand il y en a, je commence toujours un roman par les remerciements de l'auteur (plus rares dans les romans français que les anglo-saxons et par conséquent plus attirants), souvent éclairants ; et que ceux de Philippe Jaenada en particulier, sont un concentré de gentille roublardise littéraire, de franchise bonhomme, d'empathie tendre et drôle. Un échantillon parfaitement représentatif de son style !

La liste des sources (bibliographie), juste avant les remerciements est elle aussi intéressante : à la fois technique, sérieuse, et intrigante (que vient y faire Brautigan ? - maintenant, je sais). Il n'y a ni sommaire ni table des matières.Tant que j'y suis, je continue dans la facilité car dans les lignes suivantes de cette même page 641, Philippe Jaenada raconte les circonstances de l'écriture de son troisième roman d'investigation (après Sulak en 2013 et La Petite Femelle en 2015) :

" Merci à Emmanuel Girard, le petit-fils d'Henri, sans qui ce livre n'existerait pas (Et pas seulement pour m'avoir parlé de son grand-père (saoulé des années avec son grand-père) et plus récemment de l'affaire du château d'Escoire. J'avais commencé à me renseigner sur le sujet depuis deux ou trois semaines quand nous nous sommes croisés à la terrasse d'un café du quartier. Je lui ai dit : "Écoute, Manu, je ne vais pas pouvoir raconter cette histoire. De toute évidence, c'est lui l'assassin : je ne vais pas écrire que ton grand-père, le père de ton père, a massacré trois personnes..." Il m'a répondu que lui était certain que non, savait qu'Henri était innocent, mais que si je pensais le contraire, pas de problème : "C'est ton livre, tu écris ce que tu veux." C'est sport.) "

Pour ce qui est du sujet de La Serpe, la première partie de la quatrième de couverture est parfaite dans le genre informatif : dates, lieu, personnages, faits. Je vous y renvoie (cliquez sur l'image de la jaquette). J'ai appris récemment qu'une bonne chronique littéraire devait parler du livre, pas de son sujet. L'excuse est bonne pour ne pas tenter un (énième) résumé de l'histoire (merci, Philippe Annocque).

Malgré ses nombreuses références clin d'œil aux méthodes de détectives littéraires populaires (Poirot, Columbo, la petite bande du Club des cinq,...) Philippe Jaenada ne fait pas que de la littérature dans La Serpe.
On comprend et on croit très vite à la force de son engagement, à sa volonté de ne rien rater de ce que les autres ont vu, dit et écrit sur l'affaire, mais surtout d'aller encore plus loin en quête de ce qui leur aurait échappé, ou qu'ils auraient volontairement déformé.
Il ne s'en vante pas, c'est pas son genre, mais il suffit de lire La Serpe pour comprendre combien il a payé de sa personne pour mener son "enquête" : avant d'écrire, il a sans doute passé des jours et des nuits à consulter des montagnes de comptes rendus judiciaires, de correspondances, de témoignages, à lire la presse de l'époque, à prendre des notes, à compiler, à comparer.
Ensuite, se rendre sur le lieu du drame, s'isoler, s'imprégner, au risque ou à la chance de perdre ses propres repères.
On sent qu'il a même parfois pensé à l'échec de son entreprise (bizarrement un seul des 21 chapitres, le douzième porte un titre, "Tunnel", tiens pourquoi ?).

C'est cette démarche d'immersion en décor naturel - un repérage à posteriori - qui sert de structure au roman.
Parti de Paris au mois d'octobre 2016, le romancier-narrateur va passer une dizaine de jours tout seul à Périgueux, tourner autour du château d'Escoire où a eu lieu le massacre à la serpe soixante quinze ans plus tôt, et du tribunal où le procès s'est déroulé en mai 1943.
Il raconte le voyage, sa voiture de location mal réglée, l'hôtel Mercure de Périgueux où il n'y a pas de mini bar ; les (nombreuses) sculptures rouillées de Jean-Pierre Rives l'ancien rugbyman qui parsèment la ville ; les œufs frais que des enfants lancent sur lui depuis un balcon (sorte de lynchage provincial qui postfigure en moins tragique les relations difficiles de la famille Girard, propriétaires parisiens fortunés, avec leurs métayers durant l'Occupation).
Et à chaque chapitre, il interrompt son journal de bord périgourdin et remonte le temps pour nous plonger dans une bonne tranche de l'affaire Girard : comment tout a commencé, l'entre deux guerres, la personnalité étrange du jeune Henri, ses antécédents familiaux, son mariage précoce en 38, sa captivité, son évasion, son kidnapping contre rançon dans Paris occupé.
Puis on abandonne la chronologie, et on saute à la transformation d'Henri après son emprisonnement : acquittement, nouvelle femme, enfants, dilapidation de son héritage, vie aventureuse en Amérique du Sud, retour et écriture sous le pseudo de Georges Arnaud, Le Salaire de la Peur, succès, remariage, engagement contre la torture en Algérie avec Vergès, et pour finir, installation en Espagne.
Puis retour arrière avec le procès à Périgueux en mai 43 (mais toujours rien sur les meurtres sanglants de 41... patience) : la formidable figure de Maître Maurice Garçon, ses méthodes, les trois jours d'audiences, la délibération express du jury, le verdict.

Ça me reprend (la paresse), je recopie la fin du chapitre 8, page 287 (presque au mitan de La Serpe) :

" Henri Girard a écrit de beaux romans, forts, qu'il faut lire, l'altruisme et l'énergie combative de la deuxième partie de sa vie ont largement compensé l'égoïsme et la futilité de la première, mais entre les deux, pour toujours, empestent, putréfiées, quelques heures de barbarie impardonnable. La mort hideuse de trois personnes, saignées dans la nuit, deux femmes qui n'avaient rien fait de mal de leur vie et un homme formidable, Georges Girard. Fin de l'histoire, une erreur judiciaire de plus. "

Et un peu plus loin : " mon but, mon idée de départ, c'est d'écrire un roman policier, un truc sanglant, de résoudre une énigme. "

Missions accomplies brillamment, mais pas seulement celles-là.
Je conseille de ne pas lire certaines pages de La Serpe avant d'aller dormir, surtout ni c'est, comme moi, dans les étages d'un vieux château (cette nuit-là j'ai entendu les boiseries grincer, et j'ai dû me retenir de me lever pour aller vérifier la fermeture des portes). Une scène de crime effroyable, pas d'empreintes malgré le sang répandu, des accès apparemment inviolés, des WC fermés de l'intérieur, des toiles d'araignée qui font office de scellés, une panne d'électricité opportune, des indices trop bien placés : tous les éléments d'un mystère criminel qu'on croirait tirés grand classique de la littérature policière...
Là, je commence à dériver sur le sujet, revenons au livre...
Jaenada est réputé pour ses digressions familières (et/ou familiales) souvent cocasses, on les attend, on les savoure, on n'est pas déçu.
Il y a celle sur Houellebecq s'enfuyant à la cloche de bois de l'abbaye périgourdine où il était venu travailler sur Huysmans et Soumission ; une postface infiniment touchante à La Petite Femelle avec des nouvelles d'Essaouira où a été inhumée Pauline Dubuisson, pour des compléments d'information ; des voix du passé : la triste destinée d'adulte de Bébé Cadum, celle beaucoup moins triste et plus longue de la fameuse Pompe funèbre responsable du décès scabreux de Félix Faure, etc.

Je n'ai pas sous la main ses précédents romans (que j'ai lus et beaucoup aimés) sur Bruno Sulak et Pauline Dubuisson, mais j'ai l'impression qu'avec Henri Girard, Jaenada est allé encore plus loin dans l'implication personnelle. Et au départ ce n'était pas gagné car contrairement à Sulak et Pauline, Henri Girard (alias Georges Arnaud) n'est pas beau du tout et pas très attachant. C'est plus facile quand les personnages malmenés par la vie ont des physiques angéliques et qu'ils irradient une lumière séductrice qui fait contraste avec leur part d'ombre. Si Jaenada s'est vraiment forcé pour Henri (mais c'est peut-être juste une habile manipulation d'écrivain pour emballer le lecteur, auquel cas je me suis fait avoir avec plaisir !), l'effort valait la peine, et le résultat est d'autant plus réussi.

Georges Arnaud a dit un jour qu'il voulait faire un livre sur la rencontre d'un père et de son fils. Il ne l'a jamais écrit (on comprend pourquoi en lisant La Serpe). Philippe Jaenada le fait à sa place, in memoriam. L'amour de Georges Girard pour son fils Henri est au cœur du drame ; celui de Philippe pour son fils Ernest, quotidien et vrai, offre un contrepoint consolateur, léger et souriant, à une apocalypse familiale qui fend le cœur.

 

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