[balade] juillet à saint-germain-des-prés
jeudi 13 juillet 2017
billet inspiré dans l'ordre d'apparition par : Eric Naulleau, Jean-Paul Caracalla, Alain Bonnand, Stéphan Lévy-Kuentz
Un jour à la télé, j'ai entendu l'excellent Eric Naulleau raconter avec gourmandise ce qu'il faisait chaque année pour son anniversaire : il s'accorde une journée rien qu'à lui, dehors, à pied, dans Paris, au hasard, ne dit rien à personne, ni avant, ni après.
J'ai flashé sur cette idée de célébration solo, d'autant que je ne me souviens pas que le chroniqueur ait dit qu'il s'interdisait tout à-côté festif familial ou amical par ailleurs ! Cette année, j'ai eu le souper fin, les fleurs, les déjeuners-copine, une bougie rose dressée sur un pain au lait par ma toute petite fille, une sortie au théâtre, des messages qui ne doivent rien à la base de données et aux algorithmes de Zuckerberg (je n'y ai pas déclaré mon #bday !), et un livre (dont il sera question plus loin). Déjà fort bien gâtée.
Mais restait mon self-anniversaire... Puisque j'en parle ici, c'est que je n'ai pas suivi jusqu'au bout le rituel Naulleau !
J'avais envie de manger japonais authentique le plus possible et raisonnable ; deux comptoirs nippons de la rue des Ciseaux répondent à mes critères.
J'avais - s'il en fallait un - un alibi ; un rendez-vous anti-âge dans un espace bien-être à Sèvres-Babylone.
Et c'est juste avant de partir, que j'ai trouvé le cadeau livre dans ma boîte aux lettres.
Qui me l'a offert n'est pas indifférent. Je suis une fausse discrète : il y a par-ci par là des indices.
C'est un exemplaire d'occasion état comme neuf de L'Indésiré, de Stéphan Lévy-Kuentz, prix Rive Gauche à Paris 2015.
Beau papier bouffant, relié cousu, feuillets non coupés.
J'ai d'ailleurs fait ce que n'avait pas fait certaine Marie-Christine, dédicataire "étourdie" de l'envoi d'auteur, j'ai coupé,
Comme chaque fois avec un nouveau livre et un écrivain que je ne connais pas, je lis les premières pages.
Surprise : le narrateur est... un mur !
Le mur mitoyen entre une maison d'édition et un club libertin au cœur de Saint-Germain des Prés.
L'auteur donne des informations de localisation très précises mais pas le nom nouveau de la rue où il situe son mur (qui parle, ou pense, ou écrit) :
" D'une longueur de 196 mètres pour 10 mètres de largeur, la petite rue Taranne qui fait mon quotidien fut ouverte au milieu du XVIe siècle. Elle donne dans la rue du Dragon, anciennement rue du Sépulcre. Depuis le percement du boulevard Saint-Germain en 1866, les choses ont bien changé, croyez-moi. La numérotation des immeubles à Paris, par exemple, qui ne date que de la fin du XVIIe siècle. "
Deux clics Wikipédia pour vérifier avant de me mettre en route que c'était bien en plein dans mon quadrilatère cible. La coïncidence était trop belle, Caracalla attendrait, j'allais suivre Lévy-Kuentz.
Je commence donc par un chirachi chez Yushi tout en poursuivant cette lecture intrigante : quelques éclaboussures de sauce soja-wasabi sur la couverture ivoire des éditions Dumerchez font un ex-libris de circonstance ! Ensuite sortir du restaurant, traverser la rue de Rennes, tourner dans la rue du Sabot, et obéir scrupuleusement pour me retrouver dans le livre, devant le mur :
" Je dois l'avouer : ma discrétion qui est exemplaire rendra au curieux toute identification délicate. Néanmoins, cet ouvrage en main, il sera facile à chacun de m'identifier au fond de cette ruelle légèrement pentue, discrètement située au cœur de Saint-Germain-des-Prés. Je suis certain que sa curiosité poussera un jour ce lecteur inconnu à faire un détour jusqu'ici. Il pourra alors appliquer sa paume sur mon flanc, la tranche aveugle de ma pierre. "
Pour le toucher il faudrait pouvoir passer la main derrière la descente de gouttière !
Bien que cela ne soit pas proposé dans le livre, j'ai aussi pris une photo :
" Dans le monde des probabilités, il est rare qu'une maison d'édition jouxte un établissement libertin. C'est ici le cas, unique en Europe, peut-être dans le monde. Juste retour des choses depuis la fermetures des maisons closes, ces lieux consacrés aux plaisirs alternatifs sont curieusement revenus en vogue vers la fin du XXe siècle. Pour décrire mes deux versants, résumons les choses ainsi :
Sur le premier règne la phrase minimaliste, sur le second se déploie le geste baroque. Perdue dans cette ruelle, une vision on peut plus manichéenne de l'être. Je pourrais même baptiser ces deux chapelles esprit de jour et corps de nuit. "
Je ne sais pas si il y a vraiment eu un jour un club libertin au n°5 (entrée sous l'auvent rouge) ou si c'est pure création littéraire ; je n'ai vu qu'un entrepôt de fournitures pour artistes peintres !
Tout ceci est vrai. J'ai adoré me plier à cette petite expérience impromptue de réa-litté (real litterature!)
Merci à ceux qui l'ont inspirée involontairement, c'était un super cadeau d'anniversaire.
Rentrée chez moi, j'ai fini la lecture de L'Indésiré.
Et depuis je le prends et le reprends ; je fais des découvertes à chaque fois. Je ne sais pas encore si je vais être capable de faire une vraie note de lecture : c'est un texte subtil, riche, inattendu, étonnant, inracontable.
En attendant, je mets des notes à la suite de ce billet ; elles complètent, modifient, ou précisent ce que j'ai écrit plus haut, à chaud, dans ce billet.
J'espère qu'elles donnent l'envie de plonger dans cette création littéraire à nulle autre comparable.
[lu] l'indésiré, roman de stéphan lévy-kuentz
éditions dumerchez, 2014, 102 pages
essai de synopsis...
Stéphan Lévy-Kuentz place le lecteur de L'Indésiré dans la tête... d'un mur ! Un mur qui a la mémoire de ce qui se passe dans les deux immeubles qu'il sépare : une maison d’édition et un club échangiste de Saint-Germain-des-Prés. Prétexte bien évidemment. Pour ce que j'ai pu vérifier en le lisant et en me promenant autour des lieux qu'il met en scène, tout est "vrai" dans ce magnifique texte qui entre autres choses disserte de la responsabilité des acteurs du livre (éditeur, auteur, lecteur) dans l'appauvrissement de l'écrit, de la quête inutile de gloire littéraire, de la disparition de la poésie (genre littéraire), de l'idéalisation du plaisir...
lien vers une très bonne recension d'Anne Bert pour le Salon Littéraire (site lintern@aute)
" Ce texte n’est ni un roman ni un récit mais s’apparente plutôt à un essai bien que je renonce à le classer justement, puisqu’il vilipende tout ce qui catégorise, range, divise… C’est en tout cas un livre dérangeant, un pamphlet sur la pauvreté d’une littérature de confort aujourd’hui très répandue, mais aussi sur un imaginaire sexuel en perpétuelle évolution. Et qu’il soit couronné ou pas ne changera rien au fait que L’Indésiré restera un texte majeur, lucide et brillant, sur le thème de la littérature. Il serait triste que sa lecture reste confidentielle car cela témoignerait de l’indécrottable véracité des propos du livre. [...] L'écriture inventive de Stéphan Lévy-Kuentz est empreinte de poésie et terriblement efficace pour bousculer la littérature de l’époque. Mieux, c'est une écriture salutaire. [...] Le lecteur est pris à partie. La vie de ce mur est parfois ennuyeuse, se faire voyeur condamne à la solitude, mais le mur veut communiquer au fil des pages un peu de son ennui, inciter à l’effort intellectuel car enfin, lire doit-il être toujours un divertissement ? Ne faut-il pas oser la difficulté, le passage de l’autre côté, ne faut-il pas tenter de faire le mur ? "
eurêka 1 (relecture)
Un peu plus haut j'écrivais que je ne savais pas si le n° 5 avait jamais été un club échangiste... maintenant je sais !
Il suffisait d'être plus attentive que je ne l'étais à la première lecture à la dédicace :
" à Jérôme Lindon et Alban Ceray, gérants "
Jérôme Lindon succédant aux fondateurs historiques des éditions de Minuit, bien sûr ! "gérant" du n°7 de la rue rebaptisée Bernard Palissy.
Alors Alban Ceray ? eh oui, acteur porno, il a été le "gérant" et taulier du n°5, le Clos, club échangiste dans les années 80-90 (le monologue du mur s'achève à l'automne 1994).
On apprend aussi tout à la fin, qu'avant d'abriter Minuit, juste après la guerre, au n°7 il y avait... une maison close...
eurêka 2 (relecture)
Je n'avais pas reconnu du premier coup la silhouette de Monsieur Samuel, secrétaire et ami de Monsieur James, qui vient hanter les couloirs du n°7. Beckett et Joyce, of course. Hommage poétique et malicieux.