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[lu, santé] mes mille et une nuits, essai de ruwen ogien

Albin Michel, janvier 2017,lien 256 pages, 19 euros

4ème de couverture — « Faire durer le suspense comme Shéhérazade, en évitant de me mettre à dos les soignants, c’est le mieux que je puisse espérer, si j’ai bien compris la nature de ma maladie. »  Dans cet essai très personnel, Ruwen Ogien suit et questionne avec humour et perspicacité le parcours du malade, les images de la maladie, les métaphores pour la dire, pour l’oublier ou pour en faire autre chose qu’elle n’est. Ne dit-on pas souvent qu'elle serait un défi à relever, un test pour s'éprouver, une expérience qui, une fois dépassée, pourrait même nous enrichir ? Farouche adversaire d’un tel « dolorisme », Ruwen Ogien ne trouve aucune vertu à la souffrance : à ses yeux, ce qui ne tue pas ne rend pas plus fort, et la résilience n'est pas la panacée.   Un livre fort, une pensée vive qui nous aide à comprendre le quotidien de la maladie, à prendre conscience qu’elle a bien des causes, mais certainement pas des raisons. — Directeur de recherches au CNRS, philosophe, défenseur d’une conception « minimaliste » de l’éthique, Ruwen Ogien est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (2011), Philosopher ou faire l’amour (2013), Mon dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui (2015).Si c'est un livre sur l'insomnie que vous venez cherchez ici, vous serez déçu.
D'ailleurs, l'insomnie est-elle une maladie ? C'est l'une des premières questions que le philosophe pose : c'est quoi être malade. Pas si facile de répondre.
Pour circonscrire le propos de son essai, Ruwen Ogien choisit (si l'on peut dire) de parler de ce qu'il connait : la longue maladie dont on ne guérit pas, l'affection longue durée inscrite sur la carte vitale, celle dont il est atteint depuis quatre ans, le cancer.

“ J'ai beaucoup hésité, bien sûr, à étaler ainsi une partie de ma vie privée pour un bénéfice intellectuel qu'on peut juger dérisoire. Mais j'ai fini par trouver qu'il n'y avait pas de bonnes raisons de faire silence sur ce qui nous préoccupe tous : la santé, la maladie. J'ai même, à présent, le sentiment que refuser de l'exposer ainsi n'est rien d'autre qu'une posture élitiste, un moyen de faire savoir qu'on n'appartient pas à la masse bavarde des mortels. ”

Pas gai ? Non, mais pas triste non plus.

“ Être malade est en train de devenir mon vrai métier, mais j'aimerais bien être licencié. ”


J'avais déjà lu Mes mille et une nuits le jour où Ruwen Ogien est venu sur le plateau de La Grande Librairie ; comme je ne regarde pas régulièrement l'émission, c'est au hasard d'une recherche de chaîne que j'ai croisé le regard intense et le sourire lumineux de l'auteur qui ne peut plus rien cacher de sa fragilité physique. Son livre n'est pas un roman, mais lui est héroïque.

Pas la peine de tourner longtemps autour du pot : ce livre je ne l'avais pas choisi par hasard. D'habitude je ne lis pas de philosophie. J'ai hésité à mon tour à partager ce que j'ai éprouvé à cette lecture (que du bon). Je me suis demandé si quelqu'un qui n'a pas été touché par une maladie grave a envie de savoir ce qui y est dit. Eh bien oui : que l'on soit proche d'un malade, malade soi-même, ou heureusement sans aucun rapport ni de près ni de loin avec ça, Mes mille et une nuits est un livre à lire pour comprendre les malades, les soignants, se comprendre, faire face à sa peur de la maladie, de la douleur.

>> un témoignage sur la maladie avec de la philo dedans

Je l'avoue aussi, c'est la narration des moments vécus que j'attendais le plus dans ce livre. Parce que je reconnaissais des situations, des sensations, des interrogations, même si ce que Ruwen Ogien supporte est infiniment plus lourd et long que ce que j'ai connu entre 2015 et 2016. Alors je l'ai lu deux fois. Et la seconde fois, j'ai mieux porté mon attention sur les développements philosophiques, les références. Un lecteur moins émotif que moi saura en faire une lecture globale du premier coup ! Les raisonnements sont naturellement intégrés aux épisodes personnels, l'écriture est facile, le ton incarné, direct, sans pathos. Il paraît que c'est ce qui rapproche Ogien de l'école de philosophie analytique, je laisse les spécialistes apprécier.

Dès le début de l'essai, Ogien annonce la couleur : la maladie n'a  aucun sens, elle n'a que des causes. Non, la souffrance ne fait pas grandir le malade, non, il n'y a pas de valeur morale dans la douleur, non, la réflexion sur le sens de sa maladie n'est pas au centre des préoccupations du patient. Hors sujet, ouste : le dolorisme, la résilience, la psychologie positive. Franc et brutal, le philosophe ! Malgré tout il conçoit que pour certains (dont je ne suis pas) la valorisation de la maladie soit essentielle, alors il adoucit un peu sa démonstration, jusqu'à conclure empathiquement :

“ Je ne sais pas si s'interroger ainsi est utile à la postérité de l'espèce ou au bien-être de ses membres, mais je constate que ces questions ont de l'importance aux yeux de ceux qui se les posent et je ne veux pas disqualifier ce sentiment. ”

Une fois évacuée la métaphysique, Ruwen Ogien se penche sur la psychologie et la sociologie dans la relation de soin. Il analyse la comédie (ou le drame) que se jouent médecin et patient, leurs rôles respectifs et interactions forgés par l’asymétrie obligatoire de leur communication. Il aborde la question de la justice sociale qui devrait être désormais la préoccupation première des penseurs, chercheurs et experts autour de la politique médicale.

La littérature est elle aussi mise à contribution car la fiction a souvent aidé Ruwen Ogien pour comprendre le comportement et les sentiments de malades, et les comparer aux siens : Beauvoir, Woolf, Zorn, Hitchens, Roth, et al. (dont Proust !).

>> un essai philosophique avec du vécu dedans

 Parfois un extrait vaut mieux qu'une analyse poussive... Je termine par un extrait qui se situe au tout début du livre, parce qu'il dépeint avec une justesse redoutable l'ambiguïté des sentiments que l'on éprouve quand on vit ce genre d'épreuve :

“ Je crois être complètement indifférent à ce qui m'arrive, mais je suis toujours terriblement inquiet lorsque je dois aller chercher les résultats de mes analyses.
Je me sens plein d'une infinie compassion envers les autres malades que je retrouve en salle d'attente à l'hôpital, mais je refuse de leur parler et je dois reconnaître que j'ai du mal à supporter leur proximité physique, leurs visages inexpressifs et leurs chuchotements inquiets.
J'ai l'impression d'être de plus en plus étranger à mon corps (apparemment, il fait ce qu'il veut sans me demander mon avis), alors que je m'intéresse sérieusement à son fonctionnement pour la première fois de ma vie, en particulier lorsque je lis, accablé, les listes interminables d'"effets secondaires", plus effrayants les uns que les autres, sur les notices explicatives que j'ai tant de mal à extraire de mes innombrables boîtes de médicaments.
J'éprouve de la gratitude et parfois même de l'amour pour le "personnel soignant" comme on l'appelle, mais je ressens aussi souvent de la méfiance, de l'hostilité et de la crainte à son égard.
Je me sens assez peu intéressé par mon avenir personnel mais je suis à l'affût de toutes les informations qui concernent les progrès de la recherche sur ma maladie.
Je ne supporte pas l'idée que les attitudes de mes amis à mon égard pourraient être inspirées par la compassion, mais je suis intensément heureux quand ils font des courses ou la vaisselle à ma place.
Je prétends que je suis ouvert à toutes les thérapies "alternatives" ou non conventionnelles qu'on me conseille généreusement (du qi gong aux régimes à base de chou), mais je m'arrange pour n'en suivre aucune.
Je pense que je déteste la souffrance physique, mais je m'y suis tellement habitué que je me demande comment je pourrais vivre sans elle. ”

 Merci Monsieur Ogien.

 

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