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[lu] bastille tango, roman de jean-françois vilar

réédition Babel noir, Actes sud, 1998, 370 pages

image from https://s3.amazonaws.com/feather-client-files-aviary-prod-us-east-1/2017-02-15/e4da215d-9089-4242-b003-03b755ee9a54.pngUne lecture de hasard, d'occasion, et voilà que je me m'interroge vertigineusement : si ça se trouve j'en avais lu avant du Vilar, comme je lisais Jonquet, Fajardie, et al., au début des années 80.

Mais cette impression de découverte fortuite, à retardement ? j'aurais oublié ? inquiétant !
Alors je me trouve des circonstances atténuantes... Jean-François Vilar n'a publié que 8 romans noirs entre 1981 et 1997, s'est arrêté d'écrire et est mort avant  ses 70 ans en 2014.

Rien que des mauvaises raisons pour l'avoir oublié ou pas connu. Surtout avec ces beaux titres mémorables (C'est toujours les autres qui meurent, 1989 ; Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, 1997).
Bastille tango, c'est l'année 86  (l'histoire se déroule pendant l'hiver 84-85) : dernière piètre excuse, j'étais en plein dans l'ère maison-boulot-poupons-biberons, et n'avais guère de temps pour lire.

 

Le roman noir, parce que c'est la crise, se joue dans un état d'urgence. Il parle du monde, maintenant.
Et le monde va vite. Tant pis si nous sommes fatigués.
Jean-François Vilar (1947-2014)

Aucune sensation de déjà-lu, donc. Juste l'impression d'être bien chez moi dans l'époque et les lieux de Bastille tango.

Pourtant, le quartier Bastille n'est pas un de ceux que je connais le mieux (litote). Mais Vilar l'écrivain flâneur (manière Simenon, plutôt que Calet, mais belle manière !), balade le lecteur sans le perdre dans les dédales pavés du faubourg Saint-Antoine, ses passages et ses cours, le chantier de l'Opéra, les bals latinos de la rue de Lappe.

Pourtant, dans ma mémoire engorgée, l'ampleur des atrocités commises par les juntes militaires en Argentine avant 83 a été remplacée depuis par le désastre économique et social de 2001. Mais Vilar l'écrivain engagé, fait revisiter l'époque tragique des dictatures à  travers ses personnages de fiction exilés à Paris, victimes, bourreaux, et sympathisants. 1984, c'est le début du retour à la démocratie argentine, et celui des poursuites contre les dirigeants militaires renversés et les responsables d'enlèvements, tortures, exécutions.

1984 (oui je sais, Nighteen Eighty-Four !) : c'est aussi le début du chantier mitterrandien de l'Opéra Bastille. En quelques semaines, démolition de la gare Paris-Bastille, du cinéma Paramount, de la brasserie La Tour d'Argent, expropriation d'immeubles vétustes rue de Charenton, de hangars sous le viaduc, etc. Relooking drastIque d'un quartier populaire sous les yeux de ses habitants résignés. Seule invariante : la colonne de Juillet au centre de la place ! C'est aussi le point de départ du roman de Vilar, et ce sera son point d'orgue.

“ Je m'engageai sur la place. Superbe, disloquée. Ce fut comme une griserie soudaine. L'espace était libre. Bien sûr il faudrait revenir demain, et tous les jours. Tenir les minutes photographiques du bouleversement en cours. Je m'amusai, piquant un sprint [à vélo], jouant avec l'idée que la fin avec Jessica ne pouvait que correspondre à la démolition des bâtiments. Au besoin, j'y veillerais. Partant, j'étais à mon aise pour musarder du côté de chez Bofinger puis devant le café des Phares (à quoi servaient d'ailleurs ces phares qui, autrefois — quand exactement ? —, se dressaient aux deux angles de l'immeuble de la Banque de France ?). Être à Paris sans autre rendez-vous qu'avec Paris, je pédalais, jubilant de ce bonheur-là. Je jouai à suivre au plus près, exercice difficile, le tracé du pourtour de l'ancienne forteresse, pavé sur le sol. Revenant à contre sens, je décrochai sur le boulevard Richard Lenoir, jusque devant la pharmacie que Pierre Goldman n'avait pas attaquée. Traversai le terre-plein, songeant à quelque promenade le long des quais glissants du canal, dessous. Saluai, de l'autre côté l'appartement attribué au commissaire Maigret. Plusieurs fois, je fis le tour de la Colonne de Juillet, zigzaguant et euphorique, reprenant possession du territoire, enfin. Je tournais depuis plusieurs minutes quand je vis l'homme qui collait des affiches. ”

Victor Blainville, le narrateur-témoin de Bastille tango est photographe-reporter ; il ne tardera pas à être aussi un peu (deuxième litote) acteur dans l'histoire. Il sort d'une liaison houleuse avec Jessica, réfugiée politique passée par les geôles des tortionnaires argentins. Il veut oublier, retrouver enfin plus de légèreté, mais son projet consolateur de rendre compte en photos du bouleversement de la Place et de ses alentours ne fera pas long feu. Il y a d'abord cette horrible affiche, menace ou dénonciation, qui apparaît sur les murs voués à la démolition ; décollée, déchirée, elle est immanquablement remplacée, déplacée (je ne dévoile pas ce qu'elle représente : les toutes premières pages du roman sont époustouflantes, l'impression qu'elles laissent imprègne tout le roman, un formidable tour de passe-passe littéraire...).

Affiches, tags, photos, films, peintures : les représentations et interprétations de la réalité via l'image jouent un rôle très important dans Bastille tango.

Dans l'intrigue surviennent ensuite, très vite, un accident, un suicide, une disparition, qui touchent le petit monde des réfugiés argentins de la Bastille au moment où se préparent à Buenos Aires les auditions des témoins dans les procès des bourreaux de la junte militaire. Et toujours, la progression des bulldozers, le bruit, les gravats qui s'amassent, les enseignes qui tombent, quand elles n'ont pas été subtilisées à temps par Victor ou ses amis.

En marge, de beaux personnages annexes, icônes du quartier massacré, eux-mêmes fêlés, abimés : une geisha japonaise tenancière d'une boîte à tango ; une ancienne ouvreuse sans ressources, un vieux collectionneur de frivolités. Ils connaîtront des histoires d'amour bancales et désespérées, brefs moments de douceur et de poésie avant de retrouver ou de finir des vies décevantes et sans espoir.

Très tango tango, tout ça. Avec en bande-son subliminale : le Cuarteto Cedrón, les soupirs d'un bandonéon, les poèmes de Julio Cortázar.



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