[extraits, calet, bonnand] figaro-ci, figaro-là
lundi 24 octobre 2016
Celui-ci est parisien, celui-là est damascène.
L'un coiffe Henri Calet ; on est dans les années 50, à Paris dans le XIVème arrondissement.
Alain Bonnand se rend chez l'autre chaque semaine, en 2007, à Damas.
Quand j'ai découvert l'un ce week-end, j'ai repensé à l'autre ; comme rapprochés dans le temps et l'espace par le talent de deux écrivains connivents dans la tendresse pertinente de leurs observations, et leur espièglerie indémodable.
Honneur à l'ancien, Henri Calet (1904-1956) ; j'ai relevé l'extrait dans Le Croquant indiscret, 1955 :
Calet s'est lancé dans une étude du grand monde ; lui le croquant, le prolétaire, enquête dans les beaux quartiers, pénètre les H.P. (sic : hôtels particuliers !) ; là, il se prépare pour aller déjeuner chez Maxim's...
Suivi d'Alain Bonnand ; l'extrait est tiré de Damas en hiver, 2016, dont j'ai déjà parlé ici.
“ Ah ! je m'étais soigneusement préparé. Le matin même, je m'étais brossé, astiqué, ciré, avec une certaine vigueur. Le XIVe passait à l'attaque. La veille, j'étais allé me faire couper les cheveux chez le coiffeur de ma rue. Je n'aime pas beaucoup passer devant sa petite boutique lorsqu'il se tient désœuvré sur le pas de la porte et qu'il me salue gentiment, un peu tristement, tout en regardant ma chevelure d'un air désapprobateur et concupiscent à la fois. Il doit estimer que je ne vais pas assez fréquemment chez lui. C'est un apatride. J'éprouve une sensation presque aussi ambiguë lorsqu'il m'arrive de côtoyer une de ces femmes de plaisir, telles qu'on en voit aux abords de la gare Montparnasse. C'est ce même coiffeur qui a trouvé un jour que j'avais le cheveu assez spongieux. Souvent, il arrive aussi qu'au cours de son travail il me fasse une raie au milieu. Il m'est alors très désagréable de voir dans la glace quelqu'un qui ressemble soudain à Me Maurice Garçon, de l'Académie Française. Cela est dit sans aucune intention malveillante. Mais si Maurice Garçon a sa tête, j'ai la mienne. Et qu'on ne se méprenne pas sur les remarques que je viens de faire sur l'apatride : j'ai une sympathie foncière pour lui. C'est un des rares êtres de mon entourage qui fassent encore preuve à mon égard de quelque gentillesse. Il me poudre, m'émonde même les poils du nez... Un très brave homme. ”
In: Le Croquant indiscret, Henri Calet, 1955
“ Mon coiffeur est plus muet qu'un chauffeur de taxi. Il s'appelle Mahjoub. Il est tout petit : il doit lever beaucoup le bras pour me couper les cheveux. Il traîne les pieds et avance tout doucement à la façon d'une geisha. Il porte une chemise en nylon bleu pâle. Il est très pieux : je le trouve souvent, quand j'arrive tôt, en train de faire sa prière. Tout humble, tout gentil. Son visage s'épanouit en un sourire quand il me voit et il m'indique d'un geste le fauteuil. Il me met deux grands carrés de coton écru ou pastel autour des épaules, un devant et un derrière. C'est le même tissu, je crois, dont les femmes s'entourent les cheveux pour se voiler. Il utilise trois rasoirs électriques à la suite : le premier pour me tondre les cheveux, le deuxième pour me raser le haut du crâne, le troisième pour me caresser l'oreille — avec une préférence pour l'oreille droite, je me demande pourquoi. Ensuite, pour les pattes et la nuque, rasoir à main, dont il trempe la lame dans un verre de lait ; c'est paisible et je me laisse faire. Ciseaux, pour quelques cheveux qui dépassent encore, pour les sourcils qu'il égalise, pour l'intérieur des narines, délicatement... Voilà pour la coupe.
Il me débarrasse des deux grands carrés de coton au profit d'une serviette. Il ouvre le robinet du lavabo pour mettre l'eau à température, mais quand il est pour tourner le siège je lui fait signe que non. Il n'insiste pas. Il va prendre dans une chaufferette un linge humide parfumé au thym qu'il m'applique sur le visage avant de m'en frictionner le crâne. Nouvelle friction avec une lotion, massage du cuir chevelu et de la nuque. Lissage des cheveux à la brosse dure. Parfumage. Un dernier sourire m'annonce que c'est fini. Mahjoub s'écarte du fauteuil. Je me lève et je lui dis merci ; il se courbe en portant la main à sa poitrine. Je lui donne trois cents livres (quatre euros), il se courbe à nouveau. Dix minutes. Nous n'aurons pas échangé deux mots. Mais je lui rends visite chaque semaine. ”
In: Damas en hiver, Alain Bonnand, 2016
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