[folfox story] le trois-quarts temps
mercredi 09 mars 2016
Trois sur quatre, c'est plus parlant que neuf sur douze (au compteur chimios : ce qui est fait). Plus exact que deux sur six (en mois : ce qui reste à faire, heureusement un peu moins).
Ce qui est sûr, c'est, comme une amie le remarque, qu'une de plus c'est aussi une de moins !
En dehors de cette arithmétique de progression plutôt optimiste mais tristement régulière, pas grand-chose de changé dans le déroulement de mon périple en oncologie, chaque étape ressemble maintenant à la précédente : recluse et k-o une semaine, je récupère suffisamment bien la semaine suivante, et ça recommence !
Les jours qui précédent le jour J à l'hôpital de jour, je me concocte un programme feel-good, pas trop remuant tout de même.
C'est comme ça que la dernière fois, je suis allée écouter des magiciens du jazz swing, Isa et Pierrot (exprès je ne donne pas les noms, vous allez comprendre pourquoi après), dans un très joli endroit bien parisien (germanopratin), généreusement confortable et cosy, pas comme ces clubs aux noms pourtant ensoleillés où l'on est mal assis et obligé de payer l'entrée à chaque set.
Je n'avais pas entendu depuis longtemps ce superbe duo piano-voix enfin reconstitué. C'était du temps que je me donnais plaisirs et frissons en m'essayant au jazz vocal, niveau débutant.
Je n'étais pas une élève très douée, mais quel bonheur de préparer un solo avec micro, en suivant les conseils réconfortants d'Isa, et rassurée par l'accompagnement au plus près de Pierrot.
Isa se décrit parfois avec autodérision comme une “ Ella ” blonde de moins de cinquante kilos ! Tout à fait ça si on coupe l'image... notes tenues cristallines, scats vertigineux et malicieux, impros impeccables. Et last but not least, Isa présente chacun des morceaux qu'elle chante avec humour et tendresse, poésie.
Pierrot est un pianiste exceptionnel, compositeur et arrangeur, à l'initiative de plusieurs projets et albums associant des jeunes musiciens passionnés. Il a été récompensé il y a une dizaine d'années, dans sa trentaine, par le plus prestigieux des prix de l'Académie du Jazz.
Je n'avais pas pris trop garde en échangeant quelques mots avec les artistes avant le début du concert, au ton légèrement désabusé de Pierrot parlant de son agenda de musicien quelque peu anémié. J'avais mis ça sur le compte de la morosité parisienne post-attentats, et de la malheureuse désaffection pour le jazz qui perdure en France depuis trop longtemps. Pas plus que je ne m'étais inquiétée de sa minceur bien mise en valeur par le costume noir.
A l'entre-deux-sets, j'ai mieux compris. Pierrot est venu s'asseoir près de ses fans (j'avais vu arriver avec une surprise joyeuse, Daniel, lui aussi un ancien élève d'Isa, pas revu non plus depuis ce temps-là) et est allé directement au but en nous parlant de l'année de merde qu'il venait de passer. Un lymphome tardivement dépisté, une lourde chimiothérapie dont il sort tout juste, et maintenant l'immunothérapie pour stabiliser la rémission. Et moi qui venais me changer les idées avant de commencer ma neuvième chimio le lendemain matin...
Mais le pire, c'est, pour reprendre les mots de Pierrot : “ sa double peine ”. Sitôt la maladie avérée, les soins commencés, et les premières annulations inévitables de certains concerts programmés, ça a été la débandade. Plus (ou beaucoup moins) d'engagements, projets arrêtés. Bien sûr dans le privé tout n'est pas rose pour les personnes atteintes (ou guéries) d'un cancer, mais pour les intermittents du spectacle, c'est la bérézina. Un salarié aurait bénéficié d'un arrêt maladie, peut-être de l'adaptation de son poste (dans les meilleurs des cas). Pour Pierrot, rien. Tout ce qu'il avait patiemment construit pendant des années autour de sa passion musicale, de son talent, s'est écroulé. Il n'est pas médiatisé, n'a pas d'agent. Il ne peut plus compter pour l'instant que sur ceux qui le connaissent intimement et lui feront toujours confiance pour continuer à jouer brillamment, à vivre de son art.
Voilà, c'est triste à pleurer, mais Pierrot ne pleure pas. Je ne doute pas que Pierrot guérisse, et qu'il regagne, avec la rage retrouvée de ses débuts de jeune musicien inconnu, la notoriété méritée qu'il commençait enfin à avoir dans ce terrible milieu artistique. Quelle injustice. Keep going Pierrot!
Terrible leçon de vie, pour moi aussi qui me suis trouvée finalement bien privilégiée ce soir-là. Je suis repartie malgré tout pleine d'espoir : la voix d'Isa, et les trilles de Pierrot au cœur.
>> les précédentes étapes de mon voyage en oncologie (liens) :
0 - ça a débuté comme ça (l'opération)
1 - première nuit de chimio
2 - les débuts
3 - le mitan
4 - le trois-quarts temps (ce billet, pas de lien)