[vu, lu] cavanna, pour toujours plus vif que mort et enterré
mardi 07 juillet 2015
billet écrit après avoir vu Cavanna / Jusqu'à l'ultime seconde, j'écrirai lien, le film de Nina et Denis Robert, puis lu Lune de miel lien, le dernier (ultime) livre de François Cavanna
– J'en ai fait quoi de Cavanna ?
Je me demandais ça en feuilletant rageusement un carnet fatigué extirpé du fond de mon sac, à l'envers, au milieu, à l'endroit, pour retrouver les vagues notes que j'avais tenté de prendre dans le noir pendant la projection du film hommage à Cavanna. Enfin je les ai retrouvées :
Lune de miel / ma parole : c'est l'écriture, à la main / me séduire moi-même en écrivant séduire ou indigner, c'est dominer (le lecteur) / Sylvie Caster / la petite Virginie ? / je me laisse aller à écrire, exaltation, ta-ga-da !
C'est tout ! Maigre moisson, et surtout presque illisible, de guingois, comme un hommage subliminal au gribouillis que l'infâme Miss Parkinson imposait à la main de Cavanna à la fin de sa vie. Quelques mots dans mon carnet, c'est tout, mais il y a presque tout, et surtout les premiers, la clé pour entrer chez François Cavanna : Lune de miel, son dernier magnifique bouquin.
“ qu'il devienne un objet de réflexion, de débat, de connaissance et de combat. Un putain de film qui émeut et pousse à prendre les stylos, la parole et les chemins de traverse. ”
En ce qui me concerne, cher Denis Robert, le pari de l'émotion est tenu au-delà de la promesse, avec parfois les larmes aux yeux. Pour le reste : faire confiance à l'avenir, à la relève, aux prochain(e)s Cavanna ! Au boulot les jeunes !
Film ou livre, deux canaux valent mieux qu'un seul pour écouter la voix de Cavanna ; chacun choisira suivant ses habitudes, ses envies et ses moyens. Je conseille les deux. Dans le film sur Cavanna il y a d'autres voix que la sienne, d'autres visages, c'est vrai. Mais un bouquin, on peut le garder pas loin, le reprendre quand on veut, le corner (plus respectueusement, le jalonner de post-its)... et si on a vu le film avant, les autres, ceux qui ont parlé de lui, on les comprend mieux ; des choses mystérieuses ou étonnantes s'éclairent.
Par exemple cette histoire incroyable de... burn-out ! Non, Cavanna n'utilise pas ce terme modeux-affreux, et pourtant l'épisode qu'il raconte dans le film et dans le livre serait aujourd'hui qualifié de tel. Cramé par les soucis et responsabilités du temps de Hara-Kiri au début des années soixante, rongé par l'insomnie, il rate de peu une téesse par pendaison.
" Il se trouve que j'ai les nerfs fragiles et que le surmenage me plonge dans des états abominables. Le journal avant tout, c'était exaltant, mais je le payais parfois fort cher. En colères, par exemple. En nuits d'insomnie. En crises de désespoir. "Ces cons-là, ils ne se rendent pas compte, se fendent la gueule, leur petit boulot es bouclé..." Il y a des moments où je les haïssais. [...] Pourquoi je le faisais ? Si je l'avais su... La rage au cul, rien de plus : "Je vais leur faire voir, à ces cons-là !" Le rat pris au piège. Impuissant, incompris, et la journée dégueulasse qui suivrait... Le pur maso coléreux. Ils me font crever, ils ne voient rien, total je me punis moi-même. "
C'est bien aussi que dans le film, on ne sache pas vraiment (en tout cas moi, je ne savais pas) qui est cette Petite Virginie (peu de témoignages filmés féminins, j'ai retenu sien et de celui de Sylvie Caster)... La découverte que l'on fait dans le livre de ce personnage poétique, un genre de fée Clochette, est encore plus étonnante, mystérieuse et touchante. La Petite a dix-huit ans (lui, quarante-cinq de plus) quand elle vient lui dire à un salon du livre qu'elle l'aime très fort et pour la vie depuis qu'elle a lu un de ses livres, à l'âge de douze ans ! Par la suite, elle lui écrivait naïf et piquant, mais jamais de compliments : elle lui avait dit son admiration une fois pour toutes, ça suffisait. Il répondait parfois ou faisait un petit dessin. Ils se rapprochent des années plus tard quand elle monte à Paris pour travailler dans l'édition. Leur amitié-complicité respectueuse et pudique illumine les dernières années de Cavanna qui rend un bel hommage littéraire à son amie Virginie Vernay dans Lune de miel.
" Quand je compris que c'en était fini, et pour toujours, de mes interminables déambulations dans Paris dont mes orteils connaissaient chaque pavé par son petit nom, quand la grosse panique me saisit devant le refus absolu de ma main de donner forme au moindre signe d'écriture, quand chaque étage me fut un Himalaya, je passai par de bien sales moments.
La petite assista à cette lente descente aux enfers. "
Pas d'ordre chronologique rigoureux dans la juxtaposition des fragments autobiographiques (courts) qui composent Lune de miel (c'est ainsi qu'on qualifie les courtes rémissions inattendues de la maladie de Parkinson). Ça commence à Berlin, au camp STO, avec les russkoffs, Maria et les autres, l'horreur quotidienne sous les bombardements. Puis le rital de Nogent se souvient de son enfance simple et heureuse au bord de la Marne, de ses lectures de bon élève, de la naturalisation de ses parents. Allers-retours présent-passé. Des anecdotes qu'il transforme en fables humanistes. Petits et grands ennuis de la vieillesse, avec lucidité, sans pathos. L'amertume d'avoir accordé sa confiance et son admiration à un mec bidon, bouffi d'ambition (chapitre à clé !). Quelques chroniques d'humeur aussi, savoureuses, comme celle sur son aversion des nouvelles technologies :
" Même les usines à café miniatures pour studios chics, j'y comprends rien. La véritable invention maîtresse du XXè siècle, c'est le café soluble, le cher vieux Nes, compagnon fidèle des SDF. Je serai toujours du côté des SDF. Vive le Nes, avec un filet de calva pour la bonne bouche."
Parfois, on n'est pas loin du charme nostalgique et acide des chroniques de Calet, ainsi : la visite au lotus impérial du Jardin des Plantes, le perroquet de Saint-Julien-le-Pauvre, et le robinier de la place Maubert.
Il s'est trompé sur une chose, Cavanna. :
" Tant que je pourrai écrire une ligne, je serai présent parmi les vivants. Elle ne m'aura pas. "
— Non, François : tant qu'un lecteur peut lire ta fameuse dernière ligne et celles qui l'ont précédée, il est vivant, Cavanna ! On est assez nombreux pour une petite éternité car quand un lecteur tombe, un autre sort de l'ombre à sa place ... (je blague, un peu)
>> il en parle aussi :
- Grégoire Leménager pour L'Obs, 17 juin 2015 : La Pléiade pour Cavanna
“ Parce que le cofondateur de "Hara-Kiri" et "Charlie Hebdo" était aussi un écrivain. Un vrai, un bon, un valeureux écrivain. ”