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[lu] les retranchées, roman d'anne lemieux

Serge Safran Éditeur, février 2015,lien288 pages, 19 euros 90

quatrième de couve :  Au printemps 1919, Jeanne et ses trois filles se retrouvent en deuil du capitaine Vernet. À Angers, ce deuil devient interminable. Les jeunes filles étudient, se marient tant bien que mal, procréent même de nombreux enfants: en vain. Les guerres escamotent les hommes. Quand ce ne sont plus les guerres, ce sont les divorces, les abandons. Explorant la part d'absence que la Grande Guerre a laissée en partage à des millions de veuves et d'orphelins, Les Retranchées suit sur quatre générations les répercussions d'un deuil impossible et la déliquescence de l'identité masculine. Une magnifique mélopée, non dépourvue d’ironie, un sublime hommage à l’émancipation féminine. — Anne Lemieux, aujourd’hui maître de conférences à l'ENS de Lyon, est l'auteur de travaux sur les héritages littéraires, en particulier celui du romantisme dans l'Allemagne contemporaine. Elle a traduit de nombreux livres d'art et dirigé chez Somogy la rédaction de La Mode au XXe siècle.  Après Only you en 2004, Les Retranchées est son deuxième roman.Au début, atmosphère, décors, uniformes, voiles de deuil, on se souvient de beaux films funèbres sur la fin de la Grande Guerre : Tavernier/Cosmos, Dupeyron/Dugain, par exemple. Le Capitaine Alphonse Vernet qui a été gazé dans les combats, meurt à l’hôpital d’Arras six mois après l’armistice, loin de sa femme Jeanne et de leurs trois petites filles qui vivent à Angers.

Mais très vite, le vague souvenir d'images animées sur un écran plat s'efface, inutile, devant le relief et la richesse des mots d'Anne Lemieux, écrivain-démiurge. Passé le premier chapitre énigmatique, un peu irréel, presque fantastique (il faudra absolument le relire, à la fin), on plonge de plain-pied dans le quotidien provincial des fillettes endeuillées qui ont à peine connu leur père. Au prétexte des convenances de l'époque, la jeune veuve de guerre s’enferme, se retranche, dans un silence buté, orgueilleux, entraînant sa propre mère et les fillettes. Par la suite, la descendance du Capitaine Vernet portera sur près d’un siècle les stigmates d’un long deuil sans larmes. Les hommes, pièces rapportées ou issus de la lignée d’infortune, s’esquivent, s’effacent, s’évaporent, abandonnent. Côté femmes, le malheur assumé de Jeanne Vernet se transmet de l'une à l’autre, d’une forme de fêlure à une autre, jusqu’à Claire, arrière-petite-fille du gazé d’Arras, qui incarne enfin la volonté de vaincre pour elle-même la malédiction familiale.


Je me relis au fur et à mesure pour les fautes, et je crains soudain que les lignes plus haut fassent penser à un roman sombre, à une saga familiale glauque et plombante. Les Retranchées ne sont rien du tout de cela. L’histoire est poignante, parfois grinçante, mais animée, secouée, du début à la fin par la narration fantaisiste de lubies familiales incongrues, de scènes balançant entre drôlerie et dévastation cruelle.

Un fossé infranchissable s'était creusé entre les hommes et les femmes pendant la Grande Guerre  (je me demande : est-ce que Retranchées est un jeu sur les mots... tranchées, retranchées ?). Ils n'avaient rien vécu de commun pendant six ans. N'avaient pas su ou pu imaginer ce que les unes et les autres vivaient chacun de leur côté pendant la séparation. Comme si elles, étaient mortes, pour eux ; et eux, morts, pour elles (l'inversion de la vie). Retrouvailles ou pas, les dégâts émotionnels allaient être longs voire impossibles à réparer, d'autant que l'Histoire remettrait assez vite le couvert avec d'autres séparations à la clé.... Mais petit à petit, sur ces tragédies humaines, l'émancipation féminine se construisait cahin-caha. Les Retranchées ne sont pas des suffragettes. Les premières se heurtent, pour vivre sans hommes (ou presque), à la mémoire familiale, aux convenances, chacune avec ses propres blessures, ses fragilités, ses folies. Les progrès des suivantes sont infimes, les victoires dérisoires. Claire, la dernière a le plus beau parcours : études, carrière, indépendance économique et affective ; mais est-elle plus heureuse ?

En moins de trois cent pages, dans un récit d'une densité étonnante, Anne Lemieux façonne plusieurs existences complètes de femmes retranchées et d'hommes revenants, complexes, infiniment attachantes.

Il y a aussi le style remarquable d'Anne Lemieux. Classique et moderne à la fois. Formidablement inventif, original sans excès, et surtout en harmonie parfaite avec l'ambiance du récit et  la représentation des obsessions des personnages. Comme ces répétitions minuscules, de descriptions, de sensations, de situations. Elles forment, avec d’infimes variantes ou décalages, des motifs irréguliers, inattendus. On apprend à les reconnaître au fil du roman, à les attendre, petites marques codées de l'héritage de Jeanne chez ses filles, puis leurs filles et ainsi de suite. Il y a par exemple les troènes envahissants plantés trop près des maisons en meulière, les allées de gravier blanc, l’odeur des prunes trop cuites et des parquets cirés, les abeilles qui se métamorphosent en zeppelins, souvenirs et fantasmes étroitement mêlés... De même, la très belle métaphore récurrente des négatifs photo qui inversent le blanc, le noir, la vie, la mort.

“Ça devrait vous plaire, fond et forme” m’avait écrit un correspondant connaisseur en lettres et amateur de femmes (et/ou l’inverse) qui a la générosité rare de lire et de recommander ses collègues en écriture. Je le remercie pour cette belle découverte : il a eu raison, mon correspondant.

>> extrait lien à lire sur le site de l'éditeur Serge Safran

>> avis des membres de Babelio lien qui ont lu Les Retranchées

>> recension de Brigitte Tisssot pour Benzine

>> critique de Jean-Claude Lebrun pour L'Humanité

 

 

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