[1/3] si internet nous était (enfin) (très bien) conté
lundi 03 février 2014
volet 1 — des systèmes ouverts : ce qu’aurait du/pu être Internet si... OSI !
ce billet est dédié bien amicalement à Lisa Rajchel et à Jean Jour (aka John Day)
Andrew Russell raconte dans le making of de son article,lien qu’il avait d’abord écrit et publié en 2006 cette histoire de l’OSI et d’Internet de manière complètement différente, beaucoup moins empathique pour les anciens combattants des systèmes ouverts...
Un certain John Day (Hi John!) l’avait alors contacté pour protester véhémentement ! Andrew qui est vraiment un chic type a alors remis son travail sur le métier et après avoir interviewé John, il est venu jusqu’à Paris recueillir les témoignages de quelques autres vieux témoins... (mais malheureusement pas celui d’Hubert Zimmermann).
Il conclut par cette observation :
“ C’est un peu inquiétant qu’une chose si récente ait été si vite oubliée. ”
Je n'avais pas complètement oublié, merci Andrew.
J’ai finalement traduit l’article tout entier, mais comme c’est un peu dense, j’ai mis le fichier pdf en lienici, et dans la suite de ce billet vous trouverez quelques extraits choisis dans OSI: The Internet That Wasn't lien
extraits choisis
OSI : L'Internet qui failli l'être
Où l'on voit comment TCP/IP a fini par éclipser l'interconnexion de systèmes ouverts (OSI) et est devenu le protocole fondateur de l'informatique en réseau.
Andrew L. Russell
article publié dans IEEE Spectrum, 30 juillet 2013
traduction par Tilly Bayard-Richard, février 2014
> > télécharger le fichier pdf avec la traduction intégrale de l'article d'Andrew Russel (122K)
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“ Tout commence au début des années 60. A l'époque de l'édification du mur de Berlin. Du mouvement pour la liberté de parole sur le campus de Berkeley. De l'engagement des troupes américaines au Vietman. Les systèmes de communication entre ordinateurs en étaient à leurs balbutiements et faisaient l'objet d'intenses et importants programmes de recherche qui engageaient des dizaines (puis très vite des centaines) de spécialistes dans les universités, l'industrie, et le gouvernement. ”
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“ Le premier réseau à commutation de paquets, l'ARPANET, vit le jour en 1969. Il avait été financé par l'ARPA (Advanced Research Projects Agency) du Département de la Défense des États-Unis (DoD). Bientôt d'autres organismes, en particulier le géant de l'informatique IBM et les monopoles du téléphone en Europe, se lancèrent eux aussi dans la course ambitieuse aux réseaux à commutation de paquets. Mais même quand ces institutions s'engageaient pour la fusion de l'informatique et des communications, elles restaient toujours inquiètes de préserver les revenus de leurs activités commerciales courantes. C'est pour cela qu'IBM et les grands de la téléphonie optèrent pour une commutation de paquets s'appuyant sur des "circuits virtuels" - une architecture qui reproduisait au plus près les techniques de la commutation de circuits. ”
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“ On vit très vite se multiplier les intérêts et les idées innovantes, et il apparu qu'une forme de normalisation internationale devenait nécessaire pour assurer la viabilité de la commutation de paquets. La première tentative date de 1972, avec la formation de l'INWG (groupe de travail international Réseau). Vint Cerf en était le premier président ; parmi les membres actifs on trouvait Alex McKenzie des États-Unis, les britanniques Donald Davies et Roger Scantlebury, et les français Louis Pouzin et Hubert Zimmermann. ”
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“ En 1977, les représentants de l’industrie informatique britannique proposèrent la création d’un nouveau comité de normalisation dédié aux réseaux à commutation de paquets au sein de l’ISO (Organisation internationale de normalisation), association non gouvernementale mise en place après la seconde guerre mondiale. A la différence du CCITT, l’ISO ne se consacrait pas spécifiquement aux télécommunications - son large répertoire de thèmes incluait ainsi le TC 1 Filetages et le TC 17 Acier.
La proposition britannique, appuyée par les américains et les français, revendiquait le besoin de normes de réseau fonctionnant en environnement ouvert. Ces normes, disaient les britanniques, allaient permettre de s’opposer à l’offre traditionnelle de systèmes propriétaires, fermés et conçus sans aucun souci de l’interopérabilité entre machines. Le concept d’ouverture était au moins autant stratégique que technique : il marquait la volonté de participer à la compétition, d’en découdre à armes égales avec les “grands”, nommément IBM et les géants des télécoms.
L’ISO accepta sans aucun problème la demande britannique, et nomma l’expert américain des bases de données, Charles Bachman, président du nouveau comité. Bachman était reconnu et admiré de la communauté internationale des informaticiens : il avait reçu quatre ans plus tôt le prestigieux prix Turing pour ses travaux sur un système de gestion de base de données (Integrated Data Store). ”
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“ La première réunion plénière sur l'OSI dura trois jours du 28 février au 2 mars 1978. Dix pays y étaient représentés, chacun par une équipe d’une dizaine de délégués, les observateurs de quatre autres organisations internationales y participaient également. Chaque délégué était là aussi pour protéger les intérêts et faire avancer les positions de l’organisme ou de l’entreprise qu’il (ou elle) représentait. Beaucoup étaient des anciens de l’INWG qui se retenaient d’exprimer avec un optimisme teinté de méfiance, leur espoir de voir le futur des réseaux de données numériques arraché des mains d’IBM et des monopoles des télécoms qui avaient déjà affiché clairement leur intention de dominer ce marché émergent. ”
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“ Cependant, les représentants d’IBM, sous la houlette de Joseph De Blasi, leur très compétent directeur des opérations de normalisation internes, menaient les discussions sur les développements de l’OSI sans rien lâcher des intérêts propres à IBM. John Day, un jeune informaticien qui avait participé à la conception d’ARPANET, était alors membre de la délégation américaine. Dans son essai paru en 2008, Patterns in Network Architecture (Prentice Hall), il se souvient de la grande habileté démontrée par les délégués d’IBM, profitant des prises de bec entre les autres délégations... “IBM se jouait d’eux en virtuose. C’était tout simplement fascinant à observer.”
En dépit de telles stratégies de blocage de haut vol, le président Bachman réussissait à pousser l’intention OSI et à faire progresser cahin-caha la vision vers une réalité. Bachman et Hubert Zimmermann (il avait travaillé pour Cyclades et l’INWG) s’allièrent avec les ingénieurs telecom du CCITT. Mais cet accord eu beaucoup de mal à résister à l’incompatibilité fondamentale entre des vues respectives opposées. Zimmermann et ses amis, inspirés par la technologie datagramme de Pouzin, se firent les champions des protocoles en mode “sans connexion”, alors que dans les télécoms, on persistait à prôner les circuits virtuels. ”
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“ L’histoire ne s’arrête pas là, évidemment. A la fin des années 80, la frustration née de la lenteur de la progression de l’OSI frôlait l’insupportable. En 1989, lors de la tenue d’une réunion en Europe, Brian Carpenter qui était pourtant un fervent défenseur de l’OSI, intitula sa présentation : “Est-ce que l’OSI arrive trop tard ?”. Dans un papier récent, il se souvient que ce fut la seule et unique fois où il suscita une ovation debout à la fin d’une présentation technique ! Deux ans plus tard, Louis Pouzin, expert français des réseaux numériques et ancien de l’INWG, résumait la situation dans un essai intitulé “10 ans d’OSI - maturité ou petite enfance ?” en écrivant : “Les règlements administratifs ou commerciaux ne feront jamais d’erreur en recommandant l’OSI comme solution. Pourtant, il est plus simple et plus rapide d’installer des réseaux homogènes sur des architecture propriétaires, ou alors d’interconnecter des systèmes hétérogènes en utilisant des produits TCP.” Même pour les champions de l’OSI, Internet paraissait de plus en plus tentant.
Le sentiment d’amertume s’amplifiait, la progression stagnait, et au milieu des années 90, le beau rêve de l’OSI se dissipa totalement, définitivement. La faille fatale s’était ironiquement ouverte à cause du respect de l’engagement d’“ouverture” de tout le projet. Les règles formelles de la normalisation internationale donnent à toute partie intéressée le droit de participer aux travaux, ce qui ne manque pas d’attirer les conceptions incompatibles, les interprétations divergentes, et les manoeuvres paralysantes.”
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“ Les ingénieurs qui ont rejoint la communauté Internet dans les années 80 ont souvent très mal interprété l’OSI, la rabaissant à une usine-à-gaz mal foutue et inutile, inventée par des bureaucrates européens bornés. L’ingénieur Internet Marshall Rose écrivit dans son carnet de notes 1990 : “la communauté Internet fait de son mieux pour ignorer la communauté OSI. Dans l’ensemble, la technologie OSI est lamentable, comparée à la technologie Internet.”
Fâcheusement, l’attitude de la communauté Internet la conduisit à rejeter toute contribution technique en provenance de l’OSI. L’illustration typique est celle de la “révolution de palais” de 1992. Bien qu’étant très loin de l’organisation bureaucratique qui avait englouti l’OSI, l’Internet avait de son côté un Bureau des activités Internet, et un Comité Technique, responsables de piloter le développement de ses standards. C’est ce qui était au programme de la réunion de juillet 1992 à Cambridge, Massachussets. Dans l’urgence à résoudre des problèmes techniques qui n’avaient pas été bien anticipés, plusieurs responsables émirent la recommandation d’examiner - sans parler d’adopter - les protocoles correspondants déjà mis au point dans le cadre de l’OSI. Tollé général parmi les centaines d’ingénieurs qui assistaient à la séance, et qui votèrent l’exclusion des responsables hérétiques. ”
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" Au milieu des années 90, Internet était devenu le standard de fait pour l’interconnexion des systèmes informatiques. Encore plus cruel pour les inventeurs de l’OSI, Internet avait fait sienne et revendiqué le port de l'auréole dorée de l’”ouverture”. Aujourd’hui, ils font campagne très régulièrement pour garantir un “Internet ouvert” à l’abri des régimes totalitaires, des règlements autoritaires, et des menaces monopolistiques.
Comparé au succès d’un Internet au pied léger, l’OSI est souvent présentée comme le cas exemplaire de ce qui doit être évité à tout prix : une normalisation qui invente le besoin sans connaître le marché et qui se noie dans les procédures. Cette mise en lumière des échecs, est par ailleurs très injuste. L’OSI compte de nombreuses réussites : le projecteur mis sur des technologies de pointe, le bac-à-sable où apprendre à faire en faisant, pour toute une génération d’ingénieurs réseau qui ont par la suite créé des entreprises nouvelles, conseillé des gouvernements, ou enseigné dans des universités du monde entier.
Au delà de déclarations simplistes en termes de “réussite” ou d’”échec”, l’histoire de l’OSI est riche de leçons dont les ingénieurs, les politiques, et les utilisateurs d’Internet, devraient prendre connaissance. Peut-être la plus importante d’entre elles est-elle que l’”ouverture” est pétrie de contradictions. L’OSI a mis en lumière l’incompatibilité profonde qui existe entre les visions idéalistes de l’ouverture, et les réalités politiques et économiques de l’industrie mondiale de l’informatique et des réseaux. C’est de cela que l’OSI est morte : de n’avoir pu faire coïncider les désirs divergents de toutes les parties intéressées. Et si cela était une sorte de prophétie ou d’avertissement pour la pérennité de l’Internet dit ouvert ? ”
© Andrew L. Russell pour IEEE Spectrum, octobre 2013
> > télécharger le fichier pdf avec la traduction intégrale de l'article d'Andrew Russel (122K)
>> voir aussi les autres volets de ma petite réflexion sur l'évolution de l'Internet lien :
- volet 2 — comment défendre nos libertés en ligne ?lien La Quadrature du Net
exposé-performance de Jérémie Zimmermann, au Théâtre du Rond-Point, le samedi 1er février 2014