[extrait] gustave-henri (puis, abd el karim) jossot, par marc-edouard nabe
lundi 20 mai 2013
Mercredi 25 avril 1984. — [...]
J[']attends [Hélène] dans une librairie où je trouve une revue d'"art mineur" consacrée à Jossot !
Jossot ! J’ai failli pleurer ! C’est toute mon enfance qui me revient dans la gorge à ces deux syllabes rouges et noires ! Aujourd’hui, à deux mille kilomètres de mes quinze ans, je suis bien loin de Jossot et pourtant en feuilletant ce très bien fait catalogue, je constate que mon cœur est bien à la même place. Je garderai j’ai l’impression pour toujours cette couleur anar, j’aurai toute ma vie et pour mon grand bonheur les doigts encore bien gras de ce beurre dont l’assiette fut mon auréole. Revoir ces dessins qui m’étaient sortis de l’œil m’a remué, comme un alcool. Je ne connais personne qui puisse regarder ça comme autre chose que des vieilleries libertaires, dépassées, puériles, grossières et en effet ! Un dessin de Jossot au milieu des jeunots cools en walkman du socialisme d’aujourd’hui est en effet plus anachronique qu’une Ferrari au Moyen-Age !...
Mais pourtant, malgré ma tendance romantique à m’émouvoir sur le suranné touchant, mon chemin a trop à devoir à Jossot et à sa bande pour que j’en reste là. Ce n’est pas sans raison que je me bute à cette nostalgie : j’ai été formé à l’école “assiette”, par Bob, Gébé, Strelkoff, Fred et mon talent de dessinateur humoristique ne voulait pas sortir de la grande tradition des pleines pages vitriolantes. J’étais incorruptible. Le dessin humoristique étant pour moi une nécessité hygiénique, pubère, farouche. Je l’ai étouffé en moi à seize ans, parce que l’artisanat — quel qu’il soit — me révulse, mais sans jamais renier ces centaines d’horreurs que j’ai fixées sur des papiers brûlants et dont la candeur tonique n’échappa pas à Hara-Kiri. Comment pourrais-je rester, même aujourd’hui, insensible à la naïveté primaire et brutale de Jossot qui fut mon maître en la matière ? Des dessins grands et clairs, impitoyables, où l’on respire. Sains, sains, sains à mort, gais et cruels, comme j’aime. Jossot fait partie de ces “rigolos” qui dépassent de cent coudées bien des gambergeurs présomptueux. Je donne tout Sartre, Camus et consorts contre une pièce de Courteline, un aphorisme d’Oscar ou une vignette de Jossot ! Moi ça ne m’impressionne pas le mépris toiseur des faiseurs et faux cassis !... Et si l’on regarde dans sa spécialité, il n’y a pas un dessinateur aujourd’hui qui touche à la grâce de Jossot. Même Sempé, Bretécher, et autres “sociologues”... Jossot tape dans l’ensemble. C’est un symboliste de toutes les ordures. Pour ses dessins, il n’y a pas un militaire, un curé, un juge de bon !... J’aime chez Jossot son refus d’anecdotiser ses dégoûts. Il fait dans le général, c’est une leçon que saura retenir Siné, et par lui moi, nous trois anticaricaturistes, bêtes aveugles butées... Même le dessin — aussi irréprochable que l’esprit — de Jossot se démarquait des hachureurs de fusains des mecs de l’époque : Jossot déploie un trait unique, un pinceau chinois en sang qui se veut gothique, roman et “nouille” à la fois, large cerne d’un Emile Bernard sorti du chaudron !... Sinueux sans pitié ! Cloisonniste modern style rouge comme la haine et noir comme l’amour ! Rouault paraît-il admirait Jossot. Bien sûr ! Il y a du Jossot dans le formidable Monsieur X. de Rouault (les binocles, le col...) Tous les médiévaux se recoupent. Je pense à Bloy aussi qui a partagé plusieurs numéros de L’Assiette avec la Gargouille anti-”borgeois” de la cathédrale d’anarchie. Jossot était d’ailleurs un type spécial. J’ai découvert dans sa biographie son trajet bizarre, ses contradictions dans lesquelles je nage comme un poisson. Anticlérical et religieux, anticapitaliste et antisyndicaliste, anar, anti-anar et contre-anar, et le plus drôle musulman en 1910 ! Il fallait le faire ! Plus toqué que Loti ! Sa passionnante correspondance avec Jehan Rictus montre un dégoût pour l’Occident dont la violence et la précocité font froid dans le dos. Rebaptisé Abdoul-Karim Jossot, il optera jusqu’au bord des cultes, qui décidément sont de toute éternité détestables, pour la contemplation bovine de l’islam imperturbable. Son enthousiasme est convaincant : il n’y a que des “adultes responsables” pour ne pas se laisser convaincre par l’enthousiasme... Jossot n’était pas vraiment un peintre rentré. Ça n’a pas été un Juan Gris raté, non ! Son truc était vraiment le jeu de massacre gras et salaud, qu’il s’en soit fatigué est normal en quatre-vingt-cinq ans d’existence. Jossot était en revanche bien étoffé d’un sens inné de l’écriture. Je voudrais lire ses bouquins, son Goutte à Goutte et surtout son Fœtus récalcitrant ! Il y exprime sa philosophie “à la petite semaine”, la seule philosophie supportable ! Celle d’un sans étiquette absolu qui n’a jamais cessé, de l’anarchisme au soufisme, de souligner, d’encercler, d’encadrer l’ignominie des artistes, des juges tapinophages, des militaires, des colons, des féministes, des alcoolos, des francs-maçons et même des prolos !...
Il suffit de voir la mince de trogne de Jossot ! Vieux sculpteur “yeux pâles” d’une bonté inouïe, dégorgeant barbu en fez ou turban, appuyé sur sa canne inutile, vif octogénaire tunisien rien-à-foutriste !... Jossot, mon frère, je te salue du fond de l’enfer ! Moi aussi je suis un fœtus récalcitrant ! En 1984, encore plus récalcitrant et je les emmerde tous ! Vive les has been de ton genre ! Comme Bob ! Au moins vos intentions sont pures ! Que crèvent les électroniciens de la finesse, les rockers de la fausse violence, les progressistes du snobisme arrière ! Aujourd’hui où l’on rafistole les vieilles valeurs que tu dégommas en beauté, où l’on respecte les prêtres et les militaires, où l’on pleure les handicapés et les flics, tes dessins sont INDISPENSABLES plus que jamais pour entretenir l’éveil frais et la dent dure, délier la langue pleine de venin. Feuilleter cet album de dessins de rampouilles et d’ouvriers sinistres, faire-part lumineux d’une société arriérée qui se croyait à la page me sauve ma journée. Jossot ? Seau de joie !
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In: Nabe’s dream, Journal intime, tome premier (juin 1983-février 1985), pages 386-388, (c) Marc-Edouard Nabe
>> article en lien : Sauvages blancs ! chroniques tunisiennes (1911—1927) de Gustave-Henri Jossot, préfacé et annoté par Henri Viltard, éditions Finitude, février 2013