[traduction] comment vivre avec la mort d'aaron swartz, hommage de danah boyd
lundi 14 janvier 2013
Avant de faire parler danah boyd lien en français (sans autorisation, à chaud, par émotion), quelques mots d’explication sur le sujet de ce billet.
Ce weekend, la nouvelle de la mort d’Aaron Swartz à 26 ans a secoué très fort la communauté des chercheurs américains dans le domaine des sciences de l’information. Les témoignages, les analyses, les souvenirs, dressent déjà du jeune disparu volontaire, un portrait hors du commun. L’enfant prodige grassouillet qui posait à 14 ans entre deux “vieilles” sommités des technologies de l’internet était devenu un beau garçon brun mondialement reconnu pour ses contributions au développement du web sémantique (3.0 et au-delà). Mais il était aussi connu pour son activisme, ses “coups” portés en particulier au lobby international des éditeurs de revues scientifiques. Ses actions de “libération” de publications scientifiques, assimilées à des actes de piratage, lui avaient valu d’être arrêté en janvier 2011.
Accusé à plusieurs titres de "félonie" (chef d'accusation gravissime aux États-Unis), il devait passer devant un tribunal en avril prochain ; il risquait une amende colossale assortie de plusieurs dizaines d'années de prison ferme.
Bien sûr, danah va plus loin, puisqu'elle dénonce l'instrumentalisation politique du cas Aaron Swartz par le pouvoir en place pour servir d'exemple punitif lourd.
Ces dernières 24 heures — côté sentiments — c'était comme si je les avais passées dans le wagonnet de tête du Grand-Huit. A mon réveil, hier [samedi 12 janvier 2013], j’apprends qu’un de mes amis — Aaron Swartz — s’est donné la mort. Sur Twitter : le choc, la tristesse, le chagrin, la rage, la révolte. J’ai passé la journée à en parler avec des amis qui étaient tous dans des états de désarroi différents. J'ai vu passer les articles de blog de ceux d'entre nous qui depuis une dizaine d'années, comme moi, épanchent leurs émotions de cette façon. Mais moi, non, je ne trouvais pas les mots pour dire ce que j'éprouvais. Quand dans un message sur Twitter, j'ai dit hier que j'étais en colère, des amis bien intentionnés et des spécialistes des désordres mentaux qui ne connaissaient pas Aaron, m'ont écrit pour m'expliquer qu'en aucun cas je ne devais me sentir responsable de l'état dépressif de quelqu'un. Et cela m'a donné envie de hurler. A la place, je me suis décidée à écrire ce billet. Il est brut de fonderie et insatisfaisant, mais c'est juste le reflet de ce que je peux exprimer dans l'instant.
J'ai hélas connu un bon nombre de personnes qui se sont suicidées. Je les ai vu se débattre tout au long de périodes de dépression sévère, pour finir par faire ce choix. J'ai aussi combattu mes propres démons, alors je comprends. Mais pour une part, la mort d'Aaron m'a fracassée parce que cette fois c'était quelque chose de différent qui arrivait.
Je n'ai aucun doute là dessus, la dépression a joué son rôle. J'adorais Aaron, cette tornade affective — ce foutu détraqué et ce savant cyclothymique. Nos conversations finissaient souvent par prendre un tour irrationnel, et il m'a souvent fait creuser très intimement mon jugement sur les questions complexes dont nous discutions. L'étendue de ses facultés intellectuelles me fascinait, et aussi sa curiosité qui ressemblait à celle d'un tout jeune chat. Mais quand son humeur était à la destruction, il savait se servir de son sens inné de la psychologie pour débusquer les points faibles et appuyer là où ça fait mal. Surtout avec les personnes qu'il appréciait le plus. Il s'était institué sociologue amateur parce qu'il adorait étudier la manière dont les gens fonctionnent ; nous nous sommes souvent accrochés sur la nécessité de la rigueur, sur l'efficacité de l'enseignement académique. Il n'avait aucune patience avec les gens qui n'avaient pas son agilité mentale, et il n'a jamais compris quel pouvait être l'avantage d'un environnement universitaire. A l'inverse, he wanted to mainline books and live in the world of the mind. (dernière phrase : pas compris !) il voulait privilégier le livre et vivre le monde de l'esprit. (proposition de jean)
Cela faisait neuf ans que je connaissais Aaron, que je l’aimais en bloc, et qu’en même temps je le trouvais horripilant en diable. Ces dernières années, notre lien s'était distendu parce que si j'en aimais les "hauts", les "bas" me faisaient vraiment trop mal. Mais quand l'arrestation a eu lieu [le 6 janvier 2011], je me suis vraiment inquiétée pour lui. Nous avons décidé de ne jamais en parler, mais au cours de nos joutes verbales, nous rigolions en imaginant qu'il obtiendrait finalement son diplôme en prison, cela faisait retomber la pression. Je promettais de lui établir un plan de formation sur mesure, et de lui envoyer chaque jour une sélection de papiers de JSTOR. Je sais le mal que tout cela lui faisait, mais connaissant sa passion d'activiste, j'ai pensé naïvement qu'il allait sortir indemne de cette sale histoire.
Ce qui m'a mise furieusement en colère hier, c'est en fait ce que je gardais sur l’estomac depuis deux ans. Quand le gouvernement fédéral l'a inquiété — et que le MIT a emboîté le pas sans lever le petit doigt — il n'était pas traité en tant que personne ayant fait ou pas fait quelque chose d'imbécile. C'était pour l'exemple. Pas pour lui donner une leçon personnelle, mais pour faire comprendre à toute la communauté des hackeurs de Cambridge qu’ils avaient été mis KO. Une menace qui n'a rien à voir avec la justice, mais tout à voir avec un jeu de forces étendu à la prise de pouvoir par un système. Ces dernières années, les hackeurs ont défié le statu quo et remis en question la légitimité d'innombrables réactions politiques. Leurs moyens sont discutables, mais leurs intentions sont généreuses. Pour qu'une démocratie fonctionne il est indispensable qu'elle se pose en permanence la question des us et abus de la force, afin d'éviter l'émergence de la tyrannie. Depuis quelques années, on a diabolisé des hackeurs en les fustigeant comme anti-démocrates, alors que pour la plupart, ils se considèrent eux-mêmes comme des combattants pour la liberté. Alors, le pouvoir s'est servi de Aaron, retournant son projet de libération de l'information, pour en faire une histoire de hackeurs dégénérés dont les actes terroristes menacent la démocratie.
Les gens raisonnables sont capables de discerner les dérapages et de s'opposer à une stratégie qui va trop loin. Tout comme Lessig, je me suis souvent opposée à Aaron à propos de sa méthode de libération de l'information, même si j'ai toujours été d'accord avec lui sur le but à atteindre. Une des raisons pour laquelle tant de hackeurs et de geeks se sont élevés hier contre le système, c'est parce que la plupart des politiques ont été incapables de voir ce qu'il y avait derrière les actes, et par conséquent de comprendre les intentions et l'activisme. On a dépensé un bon tas d'argent public pour juguler la résistance des geeks, écraser les rébellions, et punir quiconque tombe entre les mains des autorités. Or la plupart des geeks œuvrent dans l'ombre ; les attraper et les condamner n'est pas chose facile pour les pouvoirs publics. C'est dans ce contexte que les acrobaties spectaculaires d'Aaron, ont fourni aux agents fédéraux suffisamment de preuves pour le conduire devant un tribunal et en faire un exemple. Ils se sont servi de leur pouvoir pour le faire taire et l'ont condamné publiquement avant même que son procès ne soit ouvert.
Hier, on a vu déferler un flot d'informations sur son cas, avec en particulier, un rapport étonnant de l'expert de la défense. Beaucoup se sont interrogé sur l'apparition tardive de ces témoignages à décharge. Je vais essayer de fournir mon point de vue. Moi aussi, avant, j'ai eu peur d'en parler publiquement, par crainte que mes paroles puissent être retournées contre lui. Moi aussi j'ai eu peur d'être un gibier dans la chasse aux sorcières que j'ai observée ces trois dernières années. Cela n'a rien à voir avec la justice ou la sécurité nationale. C'est une question de pouvoir. C'est exactement de là que vient l'amère déception que je ressens vis-à-vis de l'administration Obama. Je me suis trouvée mêlée à un nombre incroyable de batailles avec les agents de l'administration, ces deux dernières années, à propos de traitements réservés aux geeks et de malentendus visant des hackeurs, mais je n'ai jamais réussi à marquer un point. Cela a été une source de frustration importante pour moi, même quand, avec SOPA/PIPA, on a vu que les geeks pouvaient l'emporter.
On en est là aujourd'hui : le monde a perdu un enfant prodige dont l'intelligence stupéfiait tous ceux qui le connaissaient. Il a servi de jouet à un gouvernement qui l'a utilisé pour démontrer sa force. Ils se sont acharnés, ils ont profité de ses faiblesses, jusqu'à ce qu'il casse. C'est ça qu'ils ont fait. Tout ça pour montrer la puissance de la justice. Tout ça avant même qu'il soit jugé par une société qui s'enorgueillit de la présomption d'innocence. Est-ce que l'état dépressif est à l'origine de ce qui est arrivé vendredi ? Sûrement. Mais ça ne raconte pas toute l'histoire. C'est ça que j'ai du mal à digérer.
Dans tout ça il y a des atteintes flagrantes à la personne. Beaucoup de gens veulent la tête de ceux qui ont permis que s'installe la situation qui a conduit Aaron au suicide. Je comprends tout à fait d’où cela vient. Mais en même temps, je crains qu'ils fassent d'Aaron un martyr, une icône du geek activiste victime de l’État. Il était beaucoup plus que cela — attachant et fragile, passionné et déterminé, génial et exaspérément borné. Il va certainement être facile de se rallier sous son nom pour crier vengeance. Mais on ne gagne pas grand-chose à entériner le petit jeu “nous contre eux” qui nous a amené à ça. Il y a forcément une autre façon de faire.
J'espère de tout mon cœur que quelque chose de bien naîtra de cette horrible tragédie : une réflexion commune approfondie, et une réévaluation de nos valeurs. La plupart des idées pour lesquelles Aaron s’est battu - la libération des connaissances, l'accès illimité à l'information pour tous et partout, le codage comme outil pour construire un monde meilleur — sont déjà les valeurs principales de la communauté geek. Cependant, comme Biella Coleman le fait remarquer avec pertinence dans "Coder la liberté", cette communauté n'est pas sans défauts. Aaron, ne l'était pas non plus, sans défauts. Il faisait les choses à sa manière parce qu'il était convaincu que la passion et la volonté l’emportaient partout et toujours. Son obstination était son talon d'Achille. Si nous voulons vraiment réaliser les valeurs phares de la communauté geek, je ne crois pas que nous y parviendrons en créant d'autres martyrs pour servir d'exemples dans une guerre des cultures. En même temps que nous pleurons la mort d'Aaron, et que nous canalisons notre colère changer les choses, nous devons je crois, rechercher une approche nouvelle qui cette fois n'ait pas comme conséquence de désigner des personnalités d'exception pour servir d'exemples et devenir des objets de torture pour le pouvoir.
>> petite sélection d'articles à lire (il y en a énormément) :
- pdftribute.net : sur ce site des chercheurs américains viennent déposer leurs travaux en accès libre pour rendre hommage à Aaron Swartz