[huguenin, extrait] la télévision n'était pas au rendez-vous de noël
lundi 24 décembre 2012
Le soir du réveillon de Noël 1957... la télévision française est en grève !
Il ne faudra plus attendre longtemps avant que le Grand Charles vienne mettre un peu d'ordre, pour un temps.
Depuis quelques mois Jean-René Huguenin, étudiant à Sciences-Po, pigiste littéraire (avec Philippe Sollers, Jean-Edern Hallier et Renaud Matignon), tient le journal de la progression de l'écriture de son premier roman. Ce sera La Côte Sauvage, publié avec succès en 1960, deux ans avant sa disparition accidentelle tragique à l'âge de 26 ans.
Le Journal (1955-1962), posthume, témoigne du génie littéraire du jeune écrivain, de sa lucidité, souvent de son mal-être de jeune homme doué, sensible, exigeant. J'ai choisi cet extrait (long) pour la richesse de l'évocation d'une époque pas si lointaine, et pour la description de sentiments saisonniers qui ne seront pas complètement étrangers à ceux que l'atmosphère de Noël — d'aucuns parlent d'Esprit — agace par ses outrances faussement euphoriques, globales, obligatoires.
préface de François Mauriac, version intégrale, 352 pages
Editions du Seuil, collection Points, 1964, 1997
“ Mardi 24 décembre [1957]
Noël. Que la vie est dérisoire ! La plus grande tendresse que j'aie pour ce monde, c'est sa vanité, son humble joie, sa joie laborieuse, sa misère qui me la donnent.
Il n'y avait pas de télévision ce soir. Ma mère et la femme de chambre s'étaient bien promises de réveillonner devant le rectangle blafard et ses lamentables spectres. Mais il n'y avait pas de télévision ; la télévision n'était pas au rendez-vous de Noël. Comment fêter la naissance du Christ, avec la télévision en grève, les cinémas trop pleins, les théâtres trop chers ?
— Moi, en tout cas, je ne me couche pas tout de suite, dit la bonne. La nuit de Noël... !
Elle est sortie. Ma mère s'est couchée.
Je marche dans ce bureau où les papiers de couleur, les boules de verre, les fils d'argent accrochés aux branches et qui tremblent à mon passage s'efforcent de donner une piètre caricature de la joie, et je me répète : Il y a 1957 ans, le Christ naissait. Mais la naissance du Christ m'émeut à peine, il n'y a pas d'allégresse dans mon coeur, je n'imagine pas cette crèche. Je ne vois que cette croix. Je ne vois que le jardin des Oliviers, trois hommes qui dorment, et le visage adorable, baigné de larmes, seul sous la lune. Il ne veut pas les réveiller ; son âme est triste jusqu'à la mort. Ah qu'importe cette naissance que tout le monde fête ? Nous nous réjouissons de sa venue au monde, et nous n'avons rien fait pour adoucir son départ. Le boeuf, l'âne, les Rois Mages et les bergers, n'y-a-t-il pas assez de monde dans la crèche ? Ce soir, je ne puis penser à Jésus sans me souvenir que je l'ai laissé mourir seul.
Oh, ces cadeaux, ces rires dans la rue !
Cette voiture qui s'arrête, d'où un jeune homme descend d'un bond - et il court éperdument vers une porte, un paquet sous le bras, à quelle lamentable fête ?
Je me suis promené, en attendant la messe de minuit. Il pleuvait ; ce n'étaient plus de ces Noëls purs et doux de mon enfance, ces Noëls de neige. Une petite pluie froide mouillait la bouche de trois voyous titubants, qui chantaient L'Internationale. Dans le plus sinistre des petits cafés, un petit café près du pont Mirabeau, près de la Seine, le café où l'on boit le dernier rhum avant de se jeter à l'eau, j'ai vu un jeune homme solitaire, brun, pauvre, italien, qui tournait entre ses doigts sales un verre de bière sans mousse. Au comptoir une femme âgée, aux affreux yeux noirs cernés par une espèce de volonté obstinée du plaisir, criait : " Un tango, Georges ! Mets un tango !
— Ta gueule. ", dit l'homme. Et il regarda autour de lui, fier et veule. Puis il sortit une pièce de vingt francs, qu'il glissa dans la boîte à musique nickelée.
Un bellâtre entra, le foulard autour du cou, la jambe à la fois nerveuse et lasse. " Avec Jeanette ", dit la patronne en clignant de l'oeil. Le bellâtre saisit la serveuse lippue, et tous deux, collés dans une glu effrayante qui n'était même pas le plaisir, même pas le désir, mais le frottement de deux peaux fatiguées, dansèrent sans se regarder, se séparèrent sans se remercier, et s'éloignèrent, immondes. Alors la patronne put relever son visage qu'elle avait glissé entre deux bouteilles, derrière son comptoir, pour les voir.
— A qui c'est, ce beau caniche ? demanda une vieille femme qui suçait un bout de pain.
— A moi, dit un monsieur. Il portait un costume gris, des souliers de daim. " C'est tout ce qui me reste..., ajouta-t-il.
Et il plongea la tête dans son journal.
Je ne suis pas resté longtemps à la messe de minuit. Il y avait trop de monde. Le prête, en chaire, a dit trop de bêtises.
Le silence est revenu, mon bureau, ces cadeaux. C'est ici que je suis heureux, c'est cette paix que j'aime. Non pas la paix de l'homme qui pense. Tout simplement la paix de la nostalgie, de l'ineffable, de l'irréalisable tendresse, de la tristesse, de la profonde paix des larmes. Je ne crois vraiment qu'à la souffrance, et à l'amour. Je ne suis pas dupe du reste. Mais les autres ? Comment font les autres ? La vie des autres m'effraie. ”
>> quelques liens sur JRH :
- (à compléter)