[danah boyd] please, please, please...
lundi 17 décembre 2012
Je propose une traduction à l'arrache de l'article d'opinion que danah boyd, punk-sociologue américaine spécialiste de la communication des jeunes et des réseaux sociaux, vient de poster sur son blog, pour dénoncer le harcèlement médiatique des proches des victimes à la suite du massacre de Newtown.
“ A la fin mai - ou peut-être tout début juin - 1999, je me suis retrouvée un jour dans une rave party installée en pleine campagne pas loin de Denver. Je sillonnais le pays en voiture mais je n’étais pas très au fait de la topographie de la région. A cette époque, les raves rassemblaient des jeunes entre 16 et 30 ans. J’avais installé ma tente et j’étais en train d’y rédiger des notes pour mon journal quand quelques jeunes vinrent me demander si ils pouvaient s’abriter. Il y avait beaucoup de vent, ils n’avaient pas de tente, et ils n’arrivaient pas à allumer leurs cigarettes. J’acceptais, la conversation s’engagea. Quand je demandais d’où ils venaient, les regards se firent fuyants. “Littleton”, répondirent-ils. “C’est près d’ici ?” insistais-je sans remarquer leurs yeux agrandis par l’incrédulité, sans m’apercevoir que je m’enferrais dans ma gaffe avec mes gros sabots. Soudain, un éclair de compréhension. Columbine. Evidemment, ce groupe d’ados venaient de Columbine. Ils étaient tous là quand leurs copains s’étaient fait massacrer. Il n’était pas question pour moi de leur parler de ce jour-là, mais j’ai voulu savoir comment ça allait pour eux depuis. Ce que j’entendis me pétrifia. Ils avaient tous laissé tomber l'école parce que le comportement imbécile de la presse était allé au-delà de ce qu'ils pouvaient supporter. Ils m’ont raconté qu’ils n’avaient plus la force de répondre au téléphone qui sonnait jour et nuit, c’était toujours la presse qui voulait les faire parler. Ils m’ont raconté la traque des journalistes, où qu’ils aillent. Tout ce qu’ils voulaient c’était qu’on les laisse tranquilles. Très vite, ils ne sont plus allés en cours, et de toute façon c’était presque la fin de l’année, c’était le bordel, et personne n’avait rien dit.
Ce qui s’est passé à Newtown est une horreur. Je comprends le besoin qu’il y a à parler publiquement de questions que le drame amène chacun à se poser. Les maladies mentales. La réglementation de la vente d’armes. Le déchaînement de la violence en société. L’héroïsation des criminels. La perte de repères de la jeunesse. Les sujets à débattre sérieusement sont nombreux et il faut reconnaître qu’une telle crise a le mérite, qu’on peut trouver heureux ou malheureux, d’amener ce type de questions à la surface de la conscience collective.
Mais s’il vous plait, s’il vous plait...
C’est vraiment pas possible, de laisser les pauvres gens de Newtown tranquilles ?
C’est vraiment pas possible, d’arrêter de brandir des micros et des caméras à hauteur de frimousses d’enfants figés d’effroi ?
C’est vraiment pas possible, de ne pas se conduire en charognards en quête de commérages ?
C’est vraiment pas possible, de laisser des parents en deuil choisir le moment et la tribune qu’ils souhaitent pour raconter leur histoire en public ?
C’est vraiment pas possible, de donner d’eux une image sereine et digne, plutôt que de les réduire à un grand spectacle de deuil ?
Oui, ce sont les media qui fonctionnent comme ça. Mais si ils le font, c’est parce que nous-mêmes - le public - nous nous gavons béatement des représentations publiques du malheur. Notre fascination collective pour les tragédies encourage les médias à charcuter les blessures des gens, rien que pour obtenir une histoire encore plus sensationnelle que la précédente. Et pire, nos comportements sur les réseaux sociaux font que les créateurs de contenus recherchent le genre d’histoires que nous aimons faire circuler. J’ai même souvent la nette impression que ceux qui critiquent les dérapages médiatiques (comme les interviews d’enfants), sont les mêmes qui diffusent des histoires abominables.
Comment faire machine arrière et exiger de la dignité lorsqu’il est question de rendre compte d’une tragédie ? Et nous, public, comment ne pas jouer ce jeu atroce de surenchère de sensationnel ? Je n’ai pas les réponses, mais la seule pensée que je puisse avoir maintenant est pour ces pauvres petits élèves de Newtown. Leurs existences ont volé en morceaux au moment où ils ont été les témoins de la mort de leurs petits camarades, et tout de suite après les journalistes enfonçaient le clou dans l’espoir d’obtenir un scoop. Ne laissons plus détruire des existences au delà du peu qu’il en reste après le traumatisme. Nous voulons des médias dont la ligne de conduite morale soit de ne pas rajouter au mal qui a été fait.
Pour moi, les journalistes doivent pouvoir donner la possibilité aux gens qui le souhaitent de raconter leurs histoires pour les partager, mais il y a une énorme différence entre donner cette possibilité, et faire la chasse aux témoins. Lorsque les gens sortent de chez eux et se rassemblent pour exprimer leur compassion, cela ne veut pas dire qu’ils le font pour se retrouver à l’image sur toutes les chaînes de télévision. Le simple fait que des gens se déplacent dans un espace public ne fait pas d’eux des personnages publics. Donnez-leur la parole si ils la demandent, mais laissez-les pleurer leurs morts sans être obligés de s’exprimer si telle est leur souhait. ”
traduit de l'américain : Dear Media, Back The F*** Off Newtown, danah boyd on apophenia,lien 16 décembre 2012