[nabe, extrait] hommage littéraire au peintre gen paul (1895-1975), expressionniste français
mercredi 07 novembre 2012
Après avoir vu l'exposition Soutine à l'Orangerie,lien puis carroté (au sens non argotique) dans le Journal intime de Marc-Edouard Nabe, j'ai forcément eu envie de voir l'exposition Gen Paul lien qui se tient au même moment à la Galerie Roussard.
Ce qui fait exceptionnellement 3 articles de blog pour une semaine d'exception !
En 1986, un an après Au Régal des vermines,lien Marc-Edouard Nabe (28 ans) livrait Zigzags (aujourd'hui épuisé) :
“ volume entièrement voué à l'enthousiasme ravageur [qui] prouve que loin des pédants, des aigris et des incapables, l'art reste vivant à mort. ”
Dans ce recueil d'essais, de nouvelles, d'articles de revues imaginaires, de poèmes en prose (les termes sont de l'auteur), dont j'ai déjà donné des extraits ici, il y a le portrait shakespearien d'Eugène Paul, dit Gen Paul, dit encore, Gégène :
XXXI. Caliban de la Butte
In: Zigzags, (XXXI, page 105), 1986, © Marc-Edouard Nabe, ouvrage épuisé, non réédité
La cote ridiculement basse de Gen Paul est inadmissible. A sa mort seule, les prix ont un peu monté. Pour la plupart ça reste "un peintre de verve" folkloriste montmartrois, renommée de la Butte... Gen Paul a été tué par le pittoresque. Pas cent marchands pour reconnaître en lui le seul expressionniste français, et non pas quelque chose comme un Soutine de boulevard.
Il faut savoir que Soutine dans les années 30, déjà ultra-célèbre était monté à l'avenue Junot pour supplier en vain Gen Paul de lui révéler le secret de son médium.
Il est pitoyable de remarquer avec quelle ignorance les amateurs retournent la gaité de Gen Paul contre lui. Moi, si concerné par ma propre tragédie burlesque, je ne supporte pas ce snobisme de la tristesse, de l'angoisse, cette kakfkaïsation outrancière de tout ce qui s'exprime avec force. Ce sont les mêmes qui refusent la valeur de Gégène à cause de l'irréductible joie de peindre que révèlent ses toiles, et qui se crèvent un des tympans du Jazz en mettant Fats Waller, Louis Armstrong et Slim Gaillard dans un autre panier que Charlie Parker, Mingus ou Ornette. Bien sûr que Dizzy est moins tragique que Parker, mais combien de continents be-bop seraient restés inexplorés sans lui ? Pourquoi assombrir la clarté juvénile de la musique de Wardell Gray en pensant à son corps décapité à coup de hache dans un terrain vague ?...
mise à jour le 1er février 2016 : j'ai retiré ci-dessous l'image du portrait de Marcel Zanini par Gen Paul pour ne plus payer de droit d'exploitation d'une pièce d'art visuel protégée. Je trouve ça triste parce que cette illustration était parfaite et collait au plus près au texte de Marc-Edouard Nabe. Pour plus d'explications sur ce retrait, lire mon article du 1er février 2016 lien.
Gen Paul est un des grands peintres de ce siècle. J'aimerais n'apprendre rien à personne. Il a balancé à la fin des années 20 les plus belles toiles françaises. Toutes giclées en vraie virtuosité, celle de l'inconséquence trompeuse. Une toile de Gen Paul, ça tourne, comme une rythmique ; Gen Paul, c'est Tony Williams : même indépendance diabolique, mêmes cymbales, même musicalité de tempo... Et c'est construit en béton sous les gifles, un Gen Paul. C'est le vrai peintre du mouvement du 20e siècle. Il encule tous les futuristes ritals et les concierges nues dans l'escalier de Marcel Duchamp. Gen Paul seul a peint le mouvement. Il renoue avec Pollaiolo.
La toile swingue si fort que l’œil bat la mesure : Tap ! Tap ! avec la grosse chaussure dans les flaques de cornée ! C'est le peintre le plus cinématographique aussi : non seulement par l'ambiance coperurbaine de ses toiles, les scènes que l'on devine s'y passer, tous les tacots, tous les lampadaires, les gros trains qui sortent du châssis, les vélos, les immeubles, mais surtout par sa façon de peindre en "arrêt-image"... Chaque toile semble mal contenir l'instant de l'arrêt de l'image : c'est comme la photo d'un début de film que la manivelle va lâcher. Le tableau, c'est même le passage exact de l'arrêt-image à sa vitesse normale : c'est l'instant où tout se met en branle. Il peint la fraction de seconde qui précède le déroulement de toute l'histoire (la course cycliste, le derby, le boulevard, le bistrot, la gare, le mariage...) : la vie parait s'être arrêtée avec difficulté un instant dans sa toile, le temps qu'il la peigne : Gen Paul réussit à mettre dans une toile toute l'activité, tout le fouillis de l'existence avec une élégance, une violence et une théâtralité fantastique. C'est notre Carpaccio. C'est Carpaccio pollaiolisé par Carné-Prévert !
J'aurais dû aller voir Gen Paul ! J'ai descendu la rue du Lavoir un an avant sa mort sans oser frapper à sa porte. Jeune puceau torve ! Je le savais en déchet de fêlures, les hanches fracturées, le moignon douloureux, pharaon ivre aux torgnoles faciles, toute la légende con ! Je savais même qu'il avait dessiné Byzance, de son lit là couché à la T.V. : sa fiole avait dû le botter ! Où est ce dessin ?... De toute façon j'aurais eu trop de mal aussi à ne pas lui parler de Céline. J'ai bien fait de ne pas me pointer.
Rappelez-vous cette photo de 1942 où l'on voit Gen Paul souffler un mot à Céline, regardez bien la tête du Cuirassier, son masque de petit garçon admiratif que je ne lui ai jamais vu ailleurs, très exactement semblable en cela au regard que porte Parker sur Monk dans une autre photo célèbre, et soyez persuadé avec moi que Gen Paul fut pour Céline, comme Henry de Groux le fut pour Léon Bloy, sa plus grande amitié et l'une de ses plus grandes souffrances. C'est Caliban qui déchire Prospero, pas Ariel.
Volets fermés désormais au "2 Junot". Ici tous les flûtistes, les saxos (qui a mieux peint les saxophones ?), les clowns torchés comme des partitions, les chevaux, les cyclistes et surtout les extraordinaires gares qui devaient y sommeiller encore. On n'a pas fini de découvrir Gen Paul, de plonger dans ses milliers de carnets de notes qui le suivaient dans ses voyages, de s'extasier sur toutes ses gouaches, de suivre la subtilité de sa lumière bleutée puis verdissante, l'escrime impeccable de son poignet, l'autorité de sa touche unique et son trait furieux...
Lieu sacré où se sont emboutis plus de livres vivants qu'il n'en faudrait pour faire sauter toutes les bibliothèques, où le Cuirassier et sa troupe sont venus montrer à l'histoire que l'on pouvait encore se réunir sans former un "mouvement"... Nous aurions été des milliers à donner cher pour voir Gen Paul dessiner Céline, le voir descendre clopin l'avenue ; le suivre à Harlem dans les années 30, ou cette Espagne qu'il a toujours adorée, ou l'entendre discuter avec Vigo, patauger avec lui dans un flot de glaise beige, le Jules de Féerie aux jarrets trépignants, au fond de sa caisse, dans une essaim de danseuses nues !