[nabe, extraits] soutine à l'orangerie, nabe à chartres, jean-édern hallier en zombie soutinien
samedi 03 novembre 2012
Je l'avais déjà fait pour Odilon Redon lien...
En revenant de l'expo Chaïm Soutine, l'ordre du chaos, à l'Orangerie lien j'ai replongé dans le Journal intime de Marc-Edouard Nabe. lien
Pioches miraculeuses dans les index, la pêche aux citations est facile et presque trop fructueuse, puisque Soutine est l'un des peintres préférés, follement admiré, de l'écrivainpeintre. Depuis l'adolescence Nabe a profité de toutes les occasions de voir et revoir les toiles du prodigieux russe mal léché, et d'écrire chaque fois son enthousiasme pour celui qui a fait dit-il “ la peinture la plus humaine et la moins humaniste du [XXè] siècle ”.
Arrivé à Paris en 1970, Nabe n'avait que 12 ans et ne tenait pas encore son Journal. Pourtant dans l'introduction du premier volume – Nabe's Dream (juin 1983 - février 1985) – quand il survole son enfance, il se souvient de la première rétrospective Soutine de 1973, et note :
“ Entre les groupes de bœufs écorchés par Soutine, dont la rétrospective à l'Orangerie me crucifia un dimanche parmi tant d'autres, et quelques Klee qui m'ouvrirent en grand la cage thoracique, je découvre deux subversions complémentaires : Charlie Hebdo et le free jazz. ”
Plus tard il revoit avec Hélène la vingtaine de toiles de Soutine installées à l'Orangerie. Il relate cette visite dans le journal à la date du jeudi 29 novembre 1984 :
Orangerie. Tout ému de retrouver le musée de mon enfance, j’erre au milieu de la célèbre collection Walter-Guillaume qui, par sa permanence, assurera une sorte de pendant au Jeu de paume, un musée de l’expressionnisme si l’on veut, ou de l’École de Paris plutôt...
De grandes choses : la grande nature morte de Picasso et sa baigneuse infro-maillolesque ; La Maison de Berlin et les cathédrales d’Utrillo ; Antonia et La Rousse de Modigliani...
De grandes merdes : madame Cézanne, son fils, ses fleurs, ses pommes... Tous les Renoir laiteux et les Derain débiles (comment cet imposteur a-t-il pu accéder à la notoriété des géants de sa génération ?)... Des Matisse très faibles et des Marie Laurencin presque hallucinants de nullité...
Mais surtout, le bâtiment entier vaut par la rotondité du balcon, utilisé avec bonheur pour la gloire de Soutine... Hélène devra me retenir à chaque toile ! On est prié de ne pas dépasser les limites du parquet...
Vingt et un chefs d’œuvre, en demi-cercle, dans une lumière splendide, un tourbillon merveilleux, une toupie de verts, de rouges, de jaunes : un premier étage en manège de couleurs. Je les connaissais tous par cœur par le vieux catalogue, mais les voir là, patinés et plus vivants que cent mille guerriers prêts à combattre, me fait vomir de jouissance.
Quel bonheur d’habiter si près d’une telle caverne ! Quelques mètres à fouler et je suis à Céret, à Vence, à Chartres, dans une tempête, entre un garçon d’étage et des poulets plumés... Quel beau quartier ! Le crépuscule se love dans la place de la Concorde. La lumière ici est spéciale : j’aime ces fins d’automne bleutées et fraîches. Soutine, Mozart finissent de transformer ce mois de novembre en tas de foin compliqué auquel mes soucis ont mis feu.
In: Nabe's Dream, p. 725, (c) Marc-Edouard Nabe
L'exposition actuelle, à L'Orangerie jusqu'au 21 janvier 2013, rassemble une cinquantaine d’œuvres venues d'ailleurs autour des toiles de la collection permanente (elles sont maintenant vingt-deux). Elle est fort belle et riche, mais sa présentation est moins bien éclairée sans doute qu'en 84. Plus de balcon inondé de belle lumière, hélas. Une présentation classique, honnête, en sous-sol.
En 1989 avait lieu une exposition Soutine à Chartres. Nabe en fit la chronique pour L'Idiot International lien de Jean-Edern Hallier, dans le numéro du mercredi 25 octobre 1989 :
Soutine, à Chartres, il faut le voir un dimanche après la messe de onze heures dans la cathédrale ensoleillée. On y baptise en plein sacrifice le petit Jean-Baptiste, afin qu’il entre plus profondément dans la communauté chrétienne. Les chœurs s’extasient au fond. Dans quelques temps, le petit garçon catholique ressemblera à celui peint par Soutine, la petite toile reprise par l’affiche, un de ces tableaux de gosses songeurs dans la pâte, en blouse bleue troussée par le pinceau coléreux et cruel du génie juif.
Soutine dans le prieuré de Chartres, c’est une centaine de morceaux de peinture encore palpitante comme ces animaux que certains hommes prennent plaisir à assassiner. Personne, dans aucun art, n’a incarné aussi fort la souffrance humaine que l’homme exorcise en sacrifiant les bêtes. Nous avons tous au fond de nous le désir caché de montrer obscènement la mort toute crue. La peinture cachère de Soutine atteint prémonitoirement les sommets du fanatisme hitlérien de tuer le corps pour en chasser l’âme. Ce n’est pas pour rien que Soutine comme Modigliani — le dieu des peaux peintes — avait besoin du modèle, mort ou vif, devant lui pour redonner vie aux canards égorgés, ou pour faire passer d’un coup de griffe de tigre dostoiëvskien, l’expression de la mort sur le visage (et les mains) d’un groom abruti. Impossible de peindre, impossible de créer, je dirais même impossible d’être Dieu sans l’Homme bien en face.
Dès la fin des années 20, Soutine venait à Chartres chez ses mécènes. C’est le Soutine grand peintre incontesté qui fréquente ses grands pairs. Il fait semblant d’avoir quelque chose à dire à Elie Faure qui a tout dit sur lui. Il se laisse tirer le portrait en mots par Maurice Sachs, cet autre Juif stigmatisé par la haine de soi. Il n’est plus le clodo sinistre envoyé par Zborowski pour peindre un Midi épileptique, mais le chouchou susceptible du couple Castaing qui n’aime pas qu’on l’empêche de détruire à coups de couteau ses propres toiles. La violence de Soutine est celle du Juif mystique qui ne peut pas supporter de représenter si bien la figure de l’homme. C’est cette iconoclastie hassidique qui a donné comme par hasard la peinture la plus humaine et la moins humaniste du siècle.
Les personnages de Soutine sont des êtres pris en flagrant délit de cadavérisation. Chacun pourrit dès qu’il ne se croit plus observé. Soutine les surprend en état de décomposition, c’est-à-dire en état de vérité. Dites-vous bien qu’ils posent pour la mort, ces enfants de chœur, ces femmes torturées, ces communiantes tous présents à Chartres. Allez-y en pèlerinage comme des Péguy de la Peinture ! Voir ces célèbres poulets pendus, ces dindes écartelées, ces viandes sacrées qui dégoulinent d’un sang pur, pur comme le sperme d’un crucifié !
MARC-EDOUARD NABE
Mais là où la mécanique du journal intime quotidien fonctionne à plein et fournit un plaisir décuplé au lecteur, c'est quand on peut comparer deux formes d'écriture synchrones, celle du diariste et celle du chroniqueur. Comme ici.
Car quelques jours avant d'écrire l'article pour L'Idiot International – dont il avait, fâché une fois de plus avec Hallier, décidé de démissionner –, Nabe conduisait une expédition mémorable à Chartres pour voir les Soutine exposés.
L'extrait est long mais il est savoureux. La première partie, dans l'église, à la messe avec Jean-Edern Hallier, et le retour sur Paris, sont un peu hors sujet mais tellement drôles. Et Edern devient sous la plume de Nabe un zombie soutinien, pour toujours.
C'est dans Kamikaze (tome 4 du Journal intime, épuisé), à la date du dimanche 15 octobre 1989 :
A 8 heures, le téléphone sonne : c’est encore lui ! Mais c’est un autre : la voix douce, charmante, emmiellante...
— Mon chéri, pardonne-moi, tu sais bien que je suis fou, j’ai des orages qui me passent par la tête, je ne peux pas les contrôler, tu avais raison, La Marseillaise n’a aucune importance... Je suis désolé, pardonne-moi... Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ?
— Heu... J’avais l’intention d’aller à Chartres avec des amis voir Soutine.
— Formidable ! Je viens aussi. Il fait beau. Christine ! Frédéric-Charles ! Préparez-vous nous allons à Chartres avec Nabe !
— Mais tu sais, nous partons tout de suite en voiture, je veux assister à la messe...
— J’y serai !
Et il raccroche.
Nous voilà donc partis avec les Charnay par le soleil splendide de cette dernière merveilleuse journée d’automne. Armelle nous conduit toujours aussi bien. Je ne connaissais pas Chartres. La ville de Péguy, c’est magnifique. Certainement à cause de Soutine, elle me fait penser à Cagnes, une ville médiévale et propre haut perchée. La cathédrale est renversante, toute en gris pâles, élancée, féminine... L’intérieur est cosmique comme un extérieur. Je ne me sens bien que dans une église. La messe est à peine commencée. Il y a une chorale derrière l’autel que l’acoustique épouse avec amour. Le curé se lance dans dans une homélie fort honorable qui tourne, comme par hasard, autour de saint Jean. Et c’est la première fois que je vois ça : le baptême d’un enfant au milieu de la messe. En plein sacrifice public, au milieu des fidèles étrangers à la famille, le père et la mère s’avancent, le bébé dans les bras, et pour tous le prêtre baptise ce petit “ Jean-Baptiste “... L’émotion monte. C’est à ce moment-là que je vois dans la travée un grand con breton et borgne, la tête chercheuse, la démarche golemlesque... Hélène l’appelle discrètement : “ Jean-Edern ! ” Il se retourne et me fait un de ces sourires ahuris dont il ne sait pas avoir le secret. Il se glisse entre ma belle et moi, et commence à commenter bruyamment la cérémonie. Plusieurs autres bébés dans la nef pleurent, mais c’est Hallier qui fait le plus de boucan. Les catholiques lui demandent de se taire pour pouvoir écouter ce que dit le père. “ Mais il ne sait pas parler ! dit tout fort Edern. Donnez-moi le micro, moi je sais faire les sermons !... ” Enfin, la chorale le couvre, et en entendant ces enfants chanter, notre Idiot a soudain les larmes aux yeux : “ C’est beau, non ? ” Voici l’instant du “ donnons-nous la paix ”, moment toujours fort où Hélène et moi nous nous embrassons particulièrement intensément. Jean-Edern me tend la main. On se la serre. Où aurions-nous pu mieux nous réconcilier ?
C’est la communion. En vertu de ma décision de ne communier que le jour de mes trente-trois ans à venir (27 décembre 1991 à Marseille), j’ai dû me retenir de ne pas me glisser dans la file des affamés. Jean-Edern, lui, après s’être mis à genoux ostensiblement, va ouvrir sa grande gueule devant le distributeur de corps du Christ.
Après avoir tourné ensemble dans la sacristie, et admiré les lignes de la carcasse interne de cette cathédrale (j’ai vu la plaque pour le pèlerinage de Péguy), nous allons tous déjeuner.
Là, il y a donc avec nous les Charnay, Christine, son fils et un petit camarade de son fils. Déjeuner très agréable où j’offre à Jean-Edern un bon surnom pour moi qui résume bien nos relations, et dont il fera un usage immodéré : “ Chouchou-Martyr ”. Pour Charnay, il parlera de poètes inconnus que Dominique pratique : Olivier Larronde, Jean-Philippe Sarebreuil, puis plus longuement de Jean-René Huguenin, comme il sait si bien le faire, anecdotes à l’appui. Souvent il ravalera des sanglots dont il ne sait pas lui-même si ils sont vrais ou faux, et retracera toute cette époque des années 60 qui colle bien avec l’ambiance ensoleillée qui règne aujourd’hui. Soixante-douze vodkas plus tard (qu’il aura la délicatesse de nous faire payer), Jean-Edern va s’asseoir près de la cathédrale et nous donne une heure pour aller visiter l’exposition Soutine, et revenir le chercher pour rentrer à Paris, sa femme et son fils étant déjà partis. Nous allons donc voir cette centaine de splendides tableaux que je connaissais déjà presque tous. Collé à la cathédrale, le musée est un endroit presque trop agréable pour accrocher les dindes dégoulinantes et les poulets torturés de mon cher Chaïm. Dire qu’il a habité ici, tout près, chez les Castaing ! Je connaissais le portrait célèbre de la cathédrale mais je vois là une autre version plus petite, plus pâle, plus bleue... Quelle pâte de Dieu ! Quelle flamme solide ! Quelle tragique boue !
Un cadavre gît les bras en croix sur les marches de la cathédrale, un œil ouvert ! C’est bien lui ! Les gens passent devant et on les voit se demander s’il s’agit bien du “ grand écrivain ” Jean-Edern Hallier étendu là n’importe comment, comme un pantin désarticulé, le costume dégueulasse, débraillé, la tête au soleil, et ronflant comme un démon abattu en plein vol par une escadrille d’anges dont la charité aurait été poussée à bout... Il ne manque plus à ses pieds qu’une écuelle avec quelques pièces dedans. Hélène et moi le hissons jusqu’à l’ombre. J’en aurai veillé des artistes clochards ! Sam Woodyard, Jean-Pierre Léaud, le professeur Choron... Avec toute cette vodka, une insolation lui serait fatale. Je le secoue. Il ne réagit pas... Il faudrait peut-être le gifler... Ça me semble de toute façon plus envisageable que de lui faire du bouche à bouche ! Finalement, après un moment, il finit par se réveiller, hirsute lion engourdi.
Ça y est. Edern a récupéré. Frais comme une rose, il monte dans notre voiture et nous rentrons. La Tahitienne de Charnay le laisse tout heureux devant chez Lipp où il va rattraper son retard en vodka... Avec tout ça, je n’ai pas eu le temps d’écrire pour L’Idiot autre chose que ma “ démission ”. Jean-Edern trouverait amusant de la publier, mais je n’aime pas les private jokes publiques. Je sauterai donc une semaine. Je peux me permettre ça.
“ Disons, alors, que ce sera la seul texte que je t’aurais refusé ! ” dit-il.
In: Kamikaze, pp. 3440-343, (c) Marc-Edouard Nabe
mise à jour du 7 février 2023 : j'ai retiré l'illustration d'origine de ce billet pour ne plus payer de droit d'exploitation d'une pièce d'art visuel protégée ; il s'agissait de Cathédrale de Marc-Edouard Nabe
Pour finir, un dernier coup d'oeil admiratif à l'expo Soutine 2012 :
et à une peinture de Marc-Edouard Nabe :
mise à jour du 7 février 2023 : j'ai également retiré l'image de La Maison de Gen Paul par Marc-Édouard Nabe pour ne plus payer de droit d'exploitation d'une pièce d'art visuel protégée
>> voir aussi : 37 peintures de Nabe lien choisies par l'ADAGP, banque d'images (cliquez sur le lien puis faîtes une recherche par "nom d'artiste")
>> ils parlent de l'actualité Soutine 2012 :
- une biographie : Rouge Soutine, de Olivier Renault, lien La Table Ronde, octobre 2012
- (à compléter)