[nabe, extrait] rené giner (19?? - 2012), tombeau pour un jazzman méconnu
vendredi 07 septembre 2012
... cet ogre sentimental qui pleurnichait en rigolant et ne rigolait jamais sans pleurnicher ... Néné aurait swingué sur une boîte de petits pois ...
— Il est mort Néné ?
— Oui, il y a deux trois mois à peu près, c'est par sa femme que j'ai appris...
— On savait pas. Il avait quel âge, 70, 75 ?
— Ah, mais on pensait même pas qu'il irait jusque là... tout ce qu'il buvait... dans quel état... quand il dormait torse nu en hiver sur des cartons dans la rue... il faisait la manche... c'est comme ça qu'il voulait vivre, Néné...
J'étais là,(1) j'écoutais Marcel Zanini, Pierre Etaix puis Marc-Edouard Nabe, visiblement émus, évoquer plaisamment les frasques talentueuses d'un homme libre qu'ils avaient connu et aimé.
Encore un de leurs jazzmen Célestes comme des Clochards (voir Sam Woodyardlien, François Rilhaclien) .
Et tout à coup, Nabe, s'adresse à moi, impérieux :
— Il faut que vous en parliez... sur votre blog ! (2)
Bien gentil, mais j'avais à peine compris le nom de “Néné”, moi.
René comment ?... Girer ? J'ai pas osé demander.
Alors ce matin, recours ultime après google qui ne m'a pas aidée (je suis même pas sûre de la photo trouvée !), pas de page wikipedia, pas de video youtube, je suis revenue à mes fondamentaux de recherche pour les années 80 : les index des quatre volumes du journal intime de Nabe. Dans Nabe's Dream, je trouve d'abord le nom : René Giner.
Puis en remontant dans les années 80, dans Inch'Allah (tome 3, page 2257), bingo...
Jeudi 10 septembre 1987.— [...] Lentement, nous nous éloignons de Nice. Je regarde la ville disparaître dans la brume de soleil flouch-flouchée par les remous du gros Corse en route. Nice !... J'ai vécu là de swinguants moments avec mon père et les fantômes noirs du festival de jazz de Cimiez... Mais pas seulement... Je me souviens bien d'autres virées avec un personnage sacré de ma jeunesse qui me remonte à l'instant... Hélène s'endort sur mon épaule. Bientôt bercé par le roulis, je tombe aussi dans un sommeil rêvé pour revivre ma jeunesse niçoise...
Je m'étais amouraché d'une broque splendide, une espèce de clochard fantasque. On se quittait plus. C'était en 1976... Tous les musiciens le connaissent encore : Néné Giner ! Prince de la Manche, représentant en pinces à linge et en tricots de peau, cet hercule jupitérien était accordéoniste. J'ai horreur de l'accordéon : pour moi, c'est un radiateur mou. Ce qui m'avait arrêté sur la Promenade c'est que Néné jouait Stablemates et Confirmation sur son Steinway à bretelles : c'était extraordinaire ! Il sortait de ces accords ! Quand il jouait, Néné hurlait : “ Et Herbie Hancoque il sait le faire ça ? Où qu'il est Herby Hencockque ? ”
Ivrogne (et pourquoi pas ?), bagarreur, roublard, Néné m'avait pris sous son aile sale et somptueuse, m’entraînant dans son monde de forains et de Caraques, de malades et de rombières. Il avait son charme, et les richards pouvaient se laisser prendre au filet de larmes de cet ogre sentimental qui pleurnichait en rigolant et ne rigolait jamais sans pleurnicher.
Mi-Boudu, mi-Django, Néné Giner était un géant en sueur permanente avec une grande barbe grecque jusqu'aux genoux ! Une fois, Néné a été engagé officiellement dans une boîte niçoise qui a disparu très vite, dans une rue chaude, balisée de filles de joie sinistres : l'Oyster Club. Néné avait décroché là une semaine pendant le festival de jazz. Mais pas comme accordéoniste, comme batteur ! Alors Néné est allé emprunter un matériel au vieux Léon Bosc, figure de Fabron. On l'a vu redescendre, je m'en rappellerai toujours, aux commandes d'une gigantesque brouette encombrée par une batterie de malmousque (il fallait le dire vite) : un bric-à-broc d'Emmaüs, une décharge de ferraille : une grosse caisse obèse sparadrapée de partout, fûts aux peaux défoncées, cymbales en sandwiches, charleston d'outre-tombe, bâtons rompus. Un miracle s'il a pu remonter toute cette sous-drumerie nase : et le soir il a joué ! Néné aurait swingé sur une boîte de petits pois. Il parlait toujours de Baby Dodds rencontré en 1948 ici même à Nice, et qui lui aurait tout appris : le déhanchement du chabada...
Le plus souvent, on se cognait plutôt contre les façades baroques des grands hôtels rupissimes de la Promenade : moi, 17 ans, chapeauté déjà, lunettes, costume, cravate, canne, mi-Daumal mi-Lecomte, un peu derrière cette masse remuante de deux mètres de haut, ruisselante et moirée, une grosse valise à la patte datant de quand saint Joseph était jeune homme. Il racontait partout que dans sa valise il y avait la toison d'or. En vérité, moi je savais qu'il y fourrait un vieux drap jaune qui servait tout simplement de housse à son accordéon. Les galères de Néné étaient toujours périlleuses. On entrait dans un grand restaurant et il embobinait le patron : des mots comme ça, dans le fin fond du tympan : j'ai jamais su. Il me présentait comme le “ Raphaël du Dépotoir “ : j'avais en charge de tirer les portraits des pleins aux as.
Pendant que je dessinais les tronches des clients, Néné sortait l'instrument : il balançait de sacrées rengaines avec des accords monkiens. Les vieilles étaient sidérées : il concentrait ce qu'il y avait de mieux dans les chansons de Charles Trenet. Que reste-t-il de nos amours ? Un clin d'oeil. La Mer, ça devenait un verre d'eau lourde. Pour ramasser la monnaie, il avait trouvé une astuce : il accrochait d'un porte-manteau à l'autre une corde à linge avec des pinces. Un ou deux billets de frime séchaient pour donner l'exemple. Son truc c'est qu'on ne pouvait pas y aller de sa pièce : que du papier ! Un soir un imbécile s'est marré à pincer une piécette de 5 centimes, par pure provoc. Néné lui a sauté dessus : j'ai cru qu'il l'étranglait avec la corde. Il a fallu décamper du restau dare-dare...
Mon monstre, je l'ai ramassé un paquet de fois dans les ruisseaux du vieux Nice, ou même sur la plage... On en a prolongé des nuits jusqu'au crépuscule du lendemain !
Son rêve, c'était dormir au Négresco. Un soir qu'on avait bien travaillé, on a réuni nos sommes : j'avais raclé 250F de pastels. Lui, il courait jusqu'à 650F “ à la pince à linge ” il appelait ça. On se dirigea vers le rose gâteau coûteux. Sur le chemin, il ramassa une pute assez immonde qui s'était décidée à nous suivre avec hésitance. Il l'avait convaincue en me désignant :
— C'est Raphaël ! C'est Raphaël le petit ! Tu vas pas refuser de coucher avec le Père Noël de Raphaël ?
Enfin, au bord de l'aube, on a débouché dans le hall de l'hôtel. Le gardien a fait la gueule à notre trio. Néné voulait lui souffler un air d'accordéon pour finir de le convaincre que nos billets n'étaient pas faux...
Dans la chambre 202, nous sommes entrés, la putain, Néné et moi. Il a jeté ses affaires par terre. L'accordéon a soupiré... Dès qu'il a vu le lit, Néné s'est aussitôt endormi dessus. J'ai pas osé demander à la dame de s'occuper de moi à sa place...On s'est regardé tous les deux sans rien dire pendant une heure puis, la putain a enlevé les chaussettes de l'ogre ronflant et les a lavées dans le lavabo consciencieusement, jusqu'à ce que le soleil se réveille... [...]
In: Inch'Allah, journal intime tome 3 (juin 1986 - mai 1988), pp. 2257-2259 (c) Marc-Edouard Nabe
note 1 — anecdote sur Néné racontée par Marcel, entre deux sets du concert pour ses 89 ans, Petit Journal Saint-Michel, jeudi 6 septembre 2012 (photo)
Une fois, Marcel avait engagé Néné pour un mois dans son orchestre ce qui était un exploit avec cet électron libre rétif à tout engagement (René disait pourtant plus tard que ce mois-là avait été la plus belle période de sa vie !). A Salon de Provence, ils ont joué avec... Ella Fitzgerald. Marcel se souvient qu'elle avait chanté Lady be good en ballade, et que c'était... fabuleux. Tout allait pour le mieux donc, jusqu'au dîner où avec les musiciens invités autour de la diva du jazz, Néné n'a pu s'empêcher de faire son numéro d'accordéoniste variétoche autour des tables. Numéro qu'il terminait toujours en faisant la manche ! Et Marcel de rigoler, se souvenant d'Ella mettant gentiment un billet dans le chapeau de Néné, alors que les organisateurs fulminaient, outrés.
note 2 — blogueuse sous influence ?
Maintenant que le billet est écrit, prêt à être publié... je comprends la manœuvre ! Hier soir, en me commandant de l'écrire Nabe savait (pas moi) que je chercherais et tomberais sur son texte magnifique, et surtout que je serais trop heureuse de le faire partager, même si je me savais au fond... manipulée... Well done!
ps — un jour, rose loukoum... ?
Il fallait voir Marcel écoutant, dégustant, sirotant le cadeau d'anniversaire déballé pour lui par Patrick Bacqueville et ses amis : d'abord une annonce en harmonisation sophistiquée de Joyeux Anniversaire pour deux trombones, une trompette, un saxo (j'ai pas les noms des musiciens à part Patrick — à retrouver) et ensuite, avec les mêmes, un arrangement planant de Rose Loukoum (composition de Marcel of course) : mirettes humides et plus un poil de couché sur les bras présents dans la cave du Petit Journal, ce jeudi soir... en aparté Patrick m'a dit que dans l'année, il en ferait un enregistrement. Qu'attendent les réalisateurs de films français pour utiliser les ballades de Marcel en BO ?
pps — décembre 2019 : sur facebook, Philippe Baudoin ranime les souvenirs... Annie Fratellini, Pierre Etaix, Néné Giner et les autres
“ Annie Fratellini et son Dixieland (vers 1969). de g. à dr. Ph. Baudoin, Annie Fratellini, René Giner, William Azoulay, François Chapelle, Göran Eriksson, (Photo : Pierre Etaix). ”
ppps — 9 novembre 2020 : un mail de Pierre Marti (voir dans les commentaires) me signale l'étonnante vidéo :
>> voir aussi :
- internet réveille les morts,lien article du 2 octobre 2012
[...] un gentil fantôme barbu m'envoie des bises depuis l'au-delà [...]