[redif estivale] compétition, esprit de
[classiques 2.0] si paris m'était écrit...

[nabe, extrait] lucette almansor, épouse destouches, veuve céline

née le 20 juillet 1912 à paris, 12 rue monge

Lucette et Nabe, (c) alainzannini.com " Moi, je n'existe pas, et je n'aime pas qu'on me demande de parler de Céline. Je ne comprends toujours pas comment Marc-Edouard a réussi à écrire ce livre. Tout est vrai comme dans un roman. C'est entre la vie et le rêve. Ça me rappelle son portrait de Billie Holiday où on ne voyait pas la femme, on voyait l'âme.

Si tous les écrivains sont dangereux, Nabe ne l'est pas plus qu'un autre. Il danse sur les sentiments. C'est ça, son style.


Tout a été dit. Maintenant, la parole est à  l'écriture.

LUCETTE DESTOUCHES "

In: Lucette, 1995 (c) Marc-Edouard Nabe

Je venais de relire Lucette, le roman de Marc-Edouard Nabe, avec délectation ; mais j'avais finalement renoncé à choisir un extrait en l'honneur de la centenaire du jour... Il aurait fallu recopier les 340 pages. Seulement je n'avais pas encore pensé à la toute première des pages, celle qui ne porte pas de pagination, juste après la page de titre, presque blanche :  Moi, je n'existe pas... Un incipit étonnant, comme une dédicace-miroir de l'héroïne à l'auteur, de la lectrice à l'écrivain. De Lucette Destouches à Marc-Edouard Nabe. Mais aussi, surtout et avant tout : de Lucette à Louis, et de Marc-Edouard à Louis-Ferdinand.

Pourtant des preuves de l'existence lumineuse de Lucette, il en existe de nombreuses dans le journal intime de Nabe. Dans Kamikaze, le quatrième tome (épuisé, non réédité) du Journal intime de Nabe, j'ai choisi parmi les nombreuses visites du diariste route des Gardes à Meudon, celle du mercredi 30 novembre 1988. Lucette a soixante-seize ans. Nabe va bientôt avoir trente ans.


Mercredi 30 novembre 1988 .—
[...]
Nous montons à Meudon où nous attendent Lucette et la femme de Serge. C'est tout. Ce sera une soirée en petit comité. Comme je me sens bien dès que j'entre dans cette maison ! Lucette est en pleine forme, comme nous ne l'avons jamais vue. Son opération du genou l'a soulagée au point de lui redonner une énergie et une bonne humeur qui nous fait mieux deviner de qu'elle devait être auprès de Céline, une femme discrète, détendue, gaie et sensible à tout. Nous dînons d'un excellent saumon cuit sur la table basse encombrée d’œufs durs et de salades diverses, pots de mayonnaise, plat de pommes de terre... Serge s'exalte sur Talleyrand déclarant à une dame qui s'étonnait de son enrichissement après la Révolution que l'eut totalement ruiné : " Oh ! madame, c'est très simple, j'ai vendu tous ceux qui m'ont acheté... " Le cynisme de ce collabo cohérent est intéressant à creuser : il faut que je revoie le film de Guitry. Tout ce que me cite Serge du fameux diable boiteux est en effet remarquable : " Le peuple, il faut l'agiter avant de s'en servir " ; et sa devise en quatre temps : " Savoir ; faire ; savoir faire ; faire savoir... " En voilà des petits riens !...
La conversation volette ensuite sur la pédérastie généralisée dans les milieux de la danse et à l'Opéra de Paris que David di Nota connaît très bien... Et sur Marcel Aymé dont la femme est passée à la télé hier, parlant de son mari comme si elle ne s'était pas aperçue qu'il était écrivain. Lucette nous raconte à quel point Aymé était secret et comment Céline et lui s'entendaient bien. Nous parlons de Tardi (Lucette n'est pas plus emballée que nous par ses dessins) et d'Elisabeth Craig. Je lui dis ce que je pense ; elle a l'air d'apprécier ma sévérité. Elle aussi, en dehors de toute jalousie, a bien remarqué le bourrage de crâne préalable de la petite Yankee superficielle. Nous dînons puis, après avoir beaucoup ri lorsque Lucette a raconté qu'un jour, distraite, elle a conduit sa voiture en pleine nuit avec ses lunettes de soleil, pensant que s'il faisait si sombre, c'était à cause d'une comète !, elle reçoit un coup de fil de Gibault qui lui demande de lui lire le numéro de sa carte grise (pour je ne sais quelle formalité administrative). Lucette s'en sort mal. Hélène vient l'aider. Pour tous ces trucs-là, Lucette est martienne : elle est un oiseau. Gibault veut me parler, très chaleureux, il regrette de ne pouvoir venir nous rejoindre. Je le félicite pour son texte sur Bloy et Céline dans L'Herne... Je remarque que Lucette éprouve une sorte d'affection craintive pour Gibault, alors qu'elle n'a que de l'ironie apitoyée pour Vitoux : ainsi des biographes...
Moi, je l'aime de plus en plus : elle a une attitude saine et intelligente sur tout ça. Elle est très intéressée par ce que je sais de la fin de Véronique Rebatet, et par ce biais en arrive très naturellement, sans qu'on lui pose de questions à nous raconter tout un tas de souvenirs sur Sigmaringen !!! J'approche ma chaise et c'est Si Sigmaringen nous était conté !
Fabuleux moment où Lucette enchaîne vision sur vision. Pétain en vieillard hagard " out of the world " dans l'ascenseur. Laval survenant dans un salon mozartien où Bébert somnolait sur une chaise et restant debout pour ne pas le déranger. Le ministre de la Guerre surprenant tous les jours Lucette dans l'obscurité en train de s'entraîner dans la grande salle. " Dehors ! " et elle " Non ! ". Céline auscultant des galeux à la Breughel dans l'auberge du village transformée en infirmerie.
Etc. Autant de scènes formidables qu'elle nous dit être la seule à pouvoir raconter au metteur en scène qui serait intéressé pour monter D'un château l'autre (Pialat s'est dégonflé, Planchon est sur le coup). Lucette voit peut-être un film " grotesque par flashes " successifs avec des numéros d'acteurs (" Michel Serrault en Pétain " et " Philippe Noiret en Laval "). Mais d'après elle, personne ne peut filmer Céline :
- Il n'y avait qu'Abel Gance. Céline l'aimait beaucoup. Pour sa démesure. Les choses énormes. C'est comme ça qu'il aurait fallu tourner le Voyage. Gance était le cinéaste pour Céline. Ils se voyaient beaucoup, puis après la guerre il ne voulait plus parler de Louis, comme s’ils ne s'étaient jamais fréquentés. Céline a connu des gens bien, mais ce qui l'intéressait, c'étaient les gens moches, les âmes moches : Gen Paul était un génie, mais un jaloux, Le Vigan un grand acteur affreux... Mahé, un type minable... Il aimait s'entourer de ce genre de personnages...
Lucette est loquace. Elle est lancée. Elle nous parle en toute confiance. Elle nous raconte combien Céline était passionné par la recherche médicale. Un jour, il arrive la figure brûlée par l'explosion d'une cornue qu'il avait fait bouillir pour des expériences (Céline, comme Strindberg, alchimiste ?). Pour cacher ses brûlures, il s'est fait pousser la barbe.
- On a vu plusieurs mois Louis se promener dans Montmartre avec la barbe. Je lui disais : " Tu ressembles à Jésus-Christ. "
Je bois, bien sûr, du petit lait...
Encore plus intéressant, elle me raconte qu'il était très ordonné, contrairement à ce que les photos de son bureau laissent croire : ses manuscrits, toutes ses versions et brouillons étaient soigneusement rangés dans l'ordre dans des cageots à légumes. Il savait très bien où ils étaient. Presque toute les jours, il obligeait aussi Lucette à descendre de l'étage où elle était avec ses élèves - où que son cours de danse en fût - et l'installait sur un divan pour lui lire des pages. Il épiait sa réaction. Plusieurs fois, il lui a lu " la mort de Bessy " dans D'un château, jusqu'à ce que Lucette éclate en sanglots : c'était la bonne page ! Il jubilait...
Je lui demande s'il se lisait d'un ton neutre ou emporté, théâtralisé ou calme... " Non, pas calme. Il n'était jamais calme... " le répond-elle en souriant. Céline lisait en mettant le ton. D'ailleurs Lucette m'apprend qu'un mois avant sa mort, Marie Canavaggia a réussi à l'enregistrer en train de lire un long morceau de Nord. La bande est encore chez la soeur de " cette garce ", avec tout le reste... La nuit suivant la mort de Céline, Lucette a été réveillée par des bruits au rez-de-chaussée et en ouvrant la fenêtre a surpris Roger Nimier et Marie Canavaggia qui emportaient une malle entière de manuscrits !!! Gallimard first ! Je les imagine la nuit, les gangsters des Lettres, envoyés par le parrain Gaston, dévalant la route des Gardes avec la malle aux trésors... La sœur de Marie a encore une autre version de Guignol's Band II qui n'est pas celle que la Pléiade vient de publier.
- Au fait, Marc-Edouard, vous l'avez ?
- Heu... non...
- Je vais vous le donner.
- Mais non, Lucette, je vous en prie...
- Ah ! Ne me mettez pas en colère...
Et en effet, avant que nous prenions congé (c'est Serge qui est fatigué !), Lucette se lève et monte presque allègrement (on genou en plastique fonctionne admirablement) à l'étage me chercher le tome trois des romans de Céline dans la Pléiade. Tous les Casse-Pipe et les Guignol's Band... Je suis très touché.
Cette soirée m'a bien remonté. Comme une messe secrète : aller à Meudon est toujours bénéfique à mes tourments. Aujourd'hui, je ne sais si la douceur particulièrement bienfaitrice d'ici était à la mesure de mes soucis d'homme blessé, mais je repars gorgé de bonnes vibrations, prêt à écrire comme un fou, sûr non pas de moi, mais de ce que je sens. On descend de Meudon comme régénérés par l'énergie générale qui circule là-bas... L’œil du Père est toujours dans la maison.

In: Kamikaze, journal intime 4 (1988-1990), pp. 2966-2968, 2000 (c) Marc-Edouard Nabe

 

>> voir aussi (liens)

>> addendum du mercredi 8 août : la nouvelle de l'étélien !
Folio ressort Lucette à la rentrée !!! On a envie de savoir comment se sont passées les tractations avec le détenteur des droits... En poche donc, avec une jolie couverture : une aquarelle de Nabe qui représente Lucette en collant de prof de danse, avec Céline et son chien au loin

Lucette

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