[réédition] au régal des vermines, essai de marc-edouard nabe, 1985
jeudi 17 mai 2012
marcedouardnabe.com,lien mai 2012, 304 pages, 25 euros
tiré à 5000 exemplaires sur papier Munken, cousu
"Je ne me prends pas pour un Tibétain qui dirige, apaise le monde de sa cambrousse... Oui ! j'ai conscience d'avoir dit quelque chose, mais de là à être reçu ! Et tout est là n'est-ce pas ? Il y a mes outrances, mes naïvetés, ma rhétorique... Mais je crois que le grand problème, c'est le Jazz après tout. Le monde littéraire déteste le Jazz : il ne sait pas ce que c'est. Les écrivains, les éditeurs, toutes ces charognes méprisent le Jazz : ce n'est pas assez blancot pour eux. Et puis la littérature même n'y tient pas trop. Il n'y a jamais eu d'ambiguïté entre eux, ils s'aiment bien comme frère et soeur, mais c'est tout : le Jazz ne la touche pas. Et moi, justement, il n'y a que le Jazz qui me touche."
Épuisé depuis plusieurs années, le premier livre de Marc-Edouard Nabe est enfin réédité par l'auteur. Dernièrement il se négociait à plus de 500 euros l'exemplaire aux enchères internet. Je l'avais lu en 2009 en bibliothèque dans sa première réédition de 2005, mais il était de plus en plus difficile à trouver là aussi car les lecteurs oubliaient très souvent de restituer le volume emprunté. Je donne à relire dans la suite de ce billet ma note de lecture du 21 novembre 2009
Toute sa vie...
Son paquet de tripes, Nabe l'a pondu à vingt-cinq ans, et sans y retoucher une ligne, il peut le régurgiter tel quel, vingt ans après, à quarante-cinq ans. Rien n'est daté, au sens de vieilli, dans le Régal. Pas d'anticipation non plus. J'ai relevé tout au long du Régal, quelques expressions qui illustrent l'intemporalité de Nabe, son non-âge.
p. 39 - "J'ai senti toute ma vie ce regard de jalousie déguisée en mépris paternaliste [...]"
p. 49 - "J'ai beaucoup vu la vie." (parlant des livres vs les expériences vécues)"
p.145 - "Je parle des jeunes parce que j'ai du mal à admettre mon âge."
p.175 - "Toute ma vie, j'ai vécu dans la peur de l'antisémitisme, comme si nous étions juifs !"
p.184 - " [...] j'ai rencontré dans ma vie beaucoup de céliniens [...]"
p.185 - " [...] ça doit se voir sur ma gueule ces tas de réflexions permanentes qui m'ont habitées au sujet de Céline tout au long ma vie [...]"
p.235 - "Vivre n'est rien, c'est avoir vécu qui est intéressant."
p.238 - "J'ai toujours rêvé de vieillir, tout de suite, c'est mon rêve de crouler !"
p.308 - "Jamais de ma vie je ne me suis ennuyé une seule seconde."
Le Régal, chapitre par chapitre, avec extraits choisis...
C'est mon choix... je suis trop intimidée d'admiration pour utiliser mes mots à moi en parlant du Régal. Je sais ce que cette forme de chronique peut avoir de réductrice, partielle et partiale. J'espère que ma visite très peu guidée donnera l'envie de lire cet objet littéraire unique. Mais si vous ne le lisez pas, alors n'en parlez pas !L'impubliable (juin 1984) - Incipit (long)
La déclaration de ferme intention d'un auteur primipare envers l'écriture. Sa profession de foi en la littérature.
Je me souviens que dans Nabe's Dream, Marc-Edouard Nabe décrit dans quel état d'esprit et dans quelles circonstances il accouche de ce chapitre catharsistique : il est enfin assuré de la publication prochaine du Régal chez Barrault, après plus de deux années de suspens éditorial, d'espoir et de déception, de travail intense pour organiser, compacter, réduire à trois cent pages ce qu'il pouvait dire en cinq mille !
Un peu à la manière de Brassens et Léo Ferré, Nabe balance (swingue) de longs paragraphes, réguliers, rythmés, dont plusieurs sont scandés par la même résolution scato, en forme de refrain :
"Je trouve que c'est plus honnête d'écrire comme ça que d'écrire autrement. [...]. Et je vous emmerde."
"Je n'ai rien à foutre des romans, des contes et des histoires. [...]. Et je vous emmerde."
"Je suis impubliable [...].Et je vous emmerde."
"Je n'épargne personne [...] il y a du délateur en moi [...]. Et je vous emmerde."
"Je ne veux rien apprendre aux autres, ni les convaincre : je veux leur foutre ma main dans la gueule, c'est tout. ...]. Et je vous emmerde. Bien évidemment."
Les descriptions physique et morale de l'auteur. L'héritage du Marquis de Sade.
"Une philosophie, c'est d'abord un corps. Toute écriture n'est que la housse d'un corps. Mieux qu'une photo mensongère à force d'objectivité, je propose sans m'énerver de donner ici une image fidèle du cadavre ambulant qui occupe mon discours. Si tous les écrivains faisaient ça, il y en aurait moins.
Je suis un freluquet morbide d'une vingtaine d'années avec l'air burlesque, malingre fleur frêle de cinquante kilos de pétales poilus. [...]"
II. Le Swing des choses
Sur le jazz. Sur le swing. Sur le Middle Jazz. Sur les jazzmen noirs. Sur Thelonious Monk, en particulier.
Sur le racisme.
"Le swing est un battement de coeur, pas de mesure. Les Noirs sont les détenteurs absolus du swing. Un Blanc qui swingue comme un Noir, ne serait-ce qu'un instant, peut s'estimer heureux pour toute sa vie. On crée dans l'instant où l'on swingue."
"Je suis très raciste".
"Tout est race dans la vie."
"Le Blanc, voilà la sous-race ignoble, celle que je méprise le plus. Celle qui n'a rien pour elle, que du mauvais, tout mauvais. Ridicule et puis c'est tout. Le Blanc ne transporte rien. Si par malheur il n'est pas juif, je ne donne pas cher de sa peau. Tellement nul que les Noirs n'en feront qu'une bouchée."
"Depuis toujours je suis raciste [...]"
"Il n'y a pas de race inférieure ou supérieure, mais des races en retard et d'autres à l'heure, comme les montres."
"Heureusement que je suis blanc. Si j'avais été noir, je n'aurais pas pu cracher aussi facilement, on m'aurait accusé de racisme !"
Sur la religion. Sur Léon Bloy.
"J'ai couru à la première librairie, je suis tombé sur le Journal de Léon Bloy et à la renverse, pour le restant de l'éternité."
Et aussi : Céline, Suarès, Powys, Artaud, Barbey d'Aurevilly, Sade, Mallarmé, Borgès, Roussel...
IV. Tout doit disparaître
Sur tout un bazar : la publicité, l'enseignement, les jeunes, la mode, les homosexuels, le fascisme.
Sur Rebatet et Céline.
Où Nabe raconte ce qu'il voulait écrire dans le chapitre sur les juifs, mais que son éditeur Bernard Barrault lui a demandé de couper.
"Les années quatre-vingt ? Economie, Religion, Snobisme, Anti-sémitisme bon enfant, Faux classicisme, Réactionnariat sublimodernisé, Rétro-Chic, Photo, Vidéo, Propreté, Arrivisme, Sport, Froideur, Ennui, Fadeur, Egoïsme, Collection, Sympathie, Solidarité, Gaspillage..."
"Ce que je veux, c'est L'ANARCHIE OBLIGATOIRE : tout ce qui sort du désordre serait sévèrement puni ! Etonnez-vous après ça qu'on me trouve raciste et fasciste !"
"Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la littérature a ses limites. On tolère tout ce que je veux comme rhétorique odieusement cynique, toute ma machinerie d'ironie acerbe et mon alchimie des premiers degrés, mais sur des sujets dont tout le monde, après tout, se fout : Monk, les Noirs, mon corps, les livres, le Jazz, la vie... Tout sauf les Juifs !"
"Que vont dire mes "amis juifs" ? Comment leur expliquer que ce n'est pas dans ce livre-ci que la permission me sera donnée de révéler leur pouvoir magique ! Ils comptaient sur moi les pauvres pour démontrer que des fours sont sortis les futurs prophètes."
"Pourtant, c'était vachement intéressant mon petit chapitre. Pas ignominieux pour un sou : juste des évidences, des insolences... Quand je disais : "Parler du cancer c'est être cancéreux, articuler le mot "juif" c'est fini, vous êtes antisémite", je ne pensais pas si bien écrire ! Toute ma vie j'ai vécu dans la peur de l'antisémitisme, comme si nous étions juifs ! Ca continue alors ?"
V. Les Onlysonmakers
C'est mon chapitre préféré.
Sur le statut d'enfant unique, de parent d'enfant unique. Sur son père. Sur sa mère.
"Mais les parents de fils uniques sont plus différents que le fils unique. Le fils unique, ça vient des parents. Il n'y a que deux mondes pour lui : les parents et le reste.
Je suis l'enfant odieux de deux sensibilités très profondes.
Il s'agit d'une mère autoritaire, extrêmement à vif, toujours d'humeur égale (mal lunée), d'une exigence gigantesque, déçue et hyperconsciencieuse, taciturne et fragile comme du papier à cigarettes : une locomotive en verre.
Et d'un père oriental, contemplatif, refermé, inexplicable, insaisissable comme un savon mouillé, d'un optimisme sans espoir, totalement poète : un soleil englouti."
VI. Vivre et Cie
Sur les âges de la vie. Sur les bébés. Sur les vieux et les vieilles. Sur la mort. Sur le suicide.
"Mais la plupart des bébés sont si beaux qu'on les croirait en plastique. Toutes ces boules roses qui se renversent les unes sur les autres en d'affolants reflets ! Des heures j'admirerais cette peau nourrie d'ondes neuves, ces gros yeux énormes bleus, ces mains boudinées, ces bourrelets partout qui roulent et s'enroulent dans l'ocre clair, ces pieds qui pédalent dans le vide, et ces tragédies enfin, ces hurlements qui n'affolent personne..."
"J'aime surtout les femmes âgées qui sont encore un peu gaies. Ces gamines en ruine, ces débris mutins me touchent beaucoup avec leurs développements extrêmement naïfs, toute leur cargaison de mimiques étonnées, aux gestes toujours un peu faux. Certaines en vieillissant perdent leur sex-appeal, d'autres le trouvent."
"Ne vous inquiétez pas. Mon grand drame est classé. Je veux voir comment tout ça va tourner. Même si je le voulais, je ne pourrais pas me suicider, parce que ma souffrance n'a pas de raison, je n'arrive pas à la prendre au sérieux, c'est d'ailleurs ce qui me fait le plus souffrir."
C'est le chapitre classé X...
Sur les femmes. Sur l'Amour. Sur Hélène. Sur Dante et Béatrice. Sur Plutarque et Laure.
"Ce qui rend une femme sexy, c'est l'illusion de bonheur qu'elle donne en la regardant."
"[...] d'abord Dante n'a pas baisé Béatrice. Ensuite Béatrice se foutait de Dante : à peine si elle a pu se froisser. Troisièmement : Béatrice est morte. Il y a viol de cadavre. Dante a sublimé Bice sans qu'elle n'en sache rien, contre son gré certainement. Dante n'a pu bien la posséder que dans la mort."
"Moi, j'ai vraiment pris tous les atouts contre moi : c'est plus difficile encore d'allégoriser une vivante, d'avoir en face de soi une déesse en chair et en os qui répond, bagarre, vomit, ruisselle... Je suis vraiment rentré dans l'arène. Je me bats pas avec des cadavres. Mon désir ne passe pas par la mort. Ca ne m'intéresse pas de vaincre la mort : c'est la vie que je veux traverser."
VIII. Affaire classée
Excipit.
La boucle est bouclée (voir l'incipit).
"Je ne me prends pas pour un Tibétain qui dirige, apaise le monde de sa cambrousse... Oui ! j'ai conscience d'avoir dit quelque chose, mais de là à être reçu ! Et tout est là n'est-ce pas ? Il y a mes outrances, mes naïvetés, ma rhétorique... Mais je crois que le grand problème, c'est le Jazz après tout. Le monde littéraire déteste le Jazz : il ne sait pas ce que c'est. Les écrivains, les éditeurs, toutes ces charognes méprisent le Jazz : ce n'est pas assez blancot pour eux. Et puis la littérature même n'y tient pas trop. Il n'y a jamais eu d'ambiguïté entre eux, ils s'aiment bien comme frère et soeur, mais c'est tout : le Jazz ne la touche pas. Et moi, justement, il n'y a que le Jazz qui me touche."
"J'ai ici l'impression d'avoir dit le plus gros, simplement... Un premier livre, ce n'est rien, des fondations. Juste une petite préface. J'ai poursuivi mon bouquin, je me suis laissé emporter. Ce fut une belle aventure."
J'attends les Typographes et le Messie.
Pour le plaisir, en bis, un dernier extrait qui me plait infiniment :
page 256, "Les gens qui ont des affinités n'expriment pas le besoin de se voir. Ce sont les autres qui meurent de partager quelque chose. Les atomes crochus restent dans le vide, suspendus, passifs, pensifs. Ceux qui ont la même vision n'ont aucune raison de la décortiquer. Ils se sont tout dit. Ils vivent dans des solitudes parallèles...
Le sexe est en fait la seule collision possible. On ne se rentre pas l'un dans l'autre si l'on ne se pénètre pas."