[singapour, paris] un restaurant, texte de marc-edouard nabe
mercredi 02 mai 2012
Entrez, entrez : aujourd'hui c'est le Grand Opening du premier restaurant de mon neveu Julien à... Singapour !
Full Steam,lien 20 Cross Street, #01-31/33 China Square Central, Singapore, Singapore 048423
J'ai choisi pour l'occasion un large extrait d'un texte poético-gastronomique de Marc-Edouard Nabe dans Zigzags, publié en 1986 :
“ Et puis souvent, je vais manger chez Chartier : vaste relique fantasmagorique, ambiance boisée, diligence, animation : c'est le meilleur restaurant de Paris. ”
Un restaurant
In: Zigzags, XIV, pages 53 et suivantes,1986, © Marc-Edouard Nabe, ouvrage épuisé, non réédité
[...]
Et puis souvent, je vais manger chez Chartier : vaste relique fantasmagorique, ambiance boisée, diligence, animation : c'est le meilleur restaurant de Paris. Décidément tout est parfait ici : l'austérité des "affaires", les Arabes, Céline, Lautréamont, le cinéma français, la soupe populaire. Tout à fait dans mon registre.
Et quand je m'assois ainsi parmi les vieillards baveux, les clochards vides aux as ou les petites morvelles new-vawe qui attendent en bandant l'ouverture du "Palace" d'en face, je ne songe à rien d'autre qu'à Ducasse. Grand bien m'en fasse !
C'est une salle à manger bondée, abracadabrant sous-marin 1900. J'ai vu bien des bateaux sur la mer dans ma pauvre vie : jamais aucun n'en donne l'impression comme Chartier. Le Chartier, c'est l'esquif en rade que la mer peut toujours attendre. C'est le refuge de tous les naufragés.
La bande sonore est passionnante : on dirait une pièce : tout vient s'y empéguer : les gens qui se mouchent, les gens qui se font moucher, les mouches qu'on ne peut pas entendre voler... Le bruit des lances des trois batailles d'Ucello réunies n'est qu'un bref toast cristal près de l'incessante symphonie des couverts. On se tord la nuque aux gros lustres modern'style qui balancent dans la vapeur. Sur la coupole vitrée la pluie swingue en rafales.
Au premier étage, c'est le métro. En bas, le film à grand spectacle. Où est Toulouse ? Qu'il vienne nous faire un petit crobard !...
Les clients se répandent dans tous les sens. On a l'impression qu'ils se déplacent tous en colonies de plusieurs milliers de dizaines de milliers. Ce n'est qu'une impression. Ils déambulent péniblement, regagnent après les "water" dans les toux leurs places. Toutes les expressions flottent comme ça à la surface de la cohue, comme autant de débris de regards, de moues, de sourires d'étrange carnage. Expubidentes silhouettes que le tambour de l'entrée libère en vrillant.
C'est dans ce bordel monstre, tous ces êtres décomposés et recomposés dans l'espace que j'ai pu avoir une certaine émotion. La vaisselle qui valse, les costumes d'époque, les ventilateurs très araignées, et les interminables séries de lampadaires sphériques : tout cela me transporte et m'écrase de joie et de pitié à la fois. Cette contiguïté dégoûtante, cette vitesse, forcent l'admiration. Il y règne curieusement je ne sais quoi de sacré dans la disposition, dans la matière de l'aire et les gestes grotesques-burlesques, quelque chose en vous qui vous fait dire que ça ne peut être que comme ça, pas autrement. Tout se glisse partout, tout s'embronche, tout s'emmalgame comme un organisme et nous assistons à sa chirurgie.
Tous les garçons portent un numéro : Monsieur 15 est plus diligent que Madame 2. Ils nagent un peu dans leurs uniformes. Mais ça déborde quelquefois par chichibellis douteux. Les noirs des jaquettes sont très beaux. Ils forment tous un show absolument vertigineux, une espèce de match de quelque chose, à la façon pressée des burlesques. Chaque bras de serveur soutient une quinzaine de plateaux fumants, chaque charrette traîne des tombereaux de plats très bon marché : des faisans splendides à 13 francs (sans le plomb), des homards raisonnables (22,50 francs) : toute une gastronomie très peu astronomique qu'ils déchargent tous en sorte de dockers chics et bics (le personnel est somptueusement bazanné). Ils se précipitent dans leurs armures et avec un air d'extraordinaire virtuosité mécanique, aux expressions très belles à des moments donnés, servent tout le monde sans erreur, sans se tromper de canard, chaque tripe à sa place. Ils s'engouffrent et ressortent en catastrophe d'une cuisine impressionnante gardée par une grave caissière, plus absorbée qu'un chercheur du C.N.R.S. dans ses additions nucléaires aux prises avec son tableau lumineux. De l'embrasure en bruits de vaisselles et de cris arabes, et de surtout gigantesques nuées de fumées s'échappe un brouillard alimentaire que l'on voit très bien se lover et se déloger... Ils se croisent sans se rentrer dedans. On cherche des rails sous leurs pieds, il n'y en a pas. C'est de la sciure seulement. Ça voltige sans filets ! La vitesse de leurs gestes ressuscite les viandes.
Tous les plats ont l'air vivants ! On surprend des regards troublants de poissons avec leur gros œil là. Les volailles semblent voler. Tous les cadavres s'animent. On se sent observé par les yeux étonnés des olives noires. Un vieux crabe farci regarde avec stupeur une trentaine d'huîtres visqueuses et sans pudeur. Plateaux aux dindons gnasqués. cervelles servies avec un peu d'aspirine. Spires lovées d'intestins roses. Langues de veaux tirées. Pieds-Bots de porcs. Foies de veau couleur fauve. Citrons givrés. Langoureuses langoustes. Tout se croise suavement...
Il y a un garçon surtout que je ne quitte pas des yeux de la soirée et qu'on a envie au point de vue humain de prendre du repos. Il a une mine d'une bovinité remarquable : poches séchées sous les yeux, blanc de peau, coupe de cheveux très courte. Il est au plus mal : il sert pour la dernière fois, sur ses jambes mal assurées avec les plateaux qui tremblent sous la rumeur de la houle humaine.
C'est une tanguance qui pousse tout le monde à la danse. Les petits vieux font leur sensationnelle entrée dans le grand bateau : ils s'étirent et se secouent : gerbes grises de petites billes d'eau... Une odeur de fauves glisse sur les assiettes. C'est le bouquet. Les vieillards semi-clochards, demi-célibataires bien organisés, se disséminent à même la promiscuité dans les tables des jeunes couples aux mains baladeuses. Ils sont bien polis : ils disent toujours bien bonjour bruyamment : ils font retourner certains... Ça commence à laper le potage. Ca leur fait des volants d'écume sur le le visage. On dirait qu'ils font tous exprès de ne pas faire exprès d'en renverser partout. Ils boivent en montrant que c'est chaud. Ce que j'aime c'est, à travers les follets de fumées, les filets de baves, les cheveux qui ruissellent et les gros chandails faits maison, apercevoir d'incrédibles grimaces qui sourdent de la pâte relâchée de ces mille gros goîtres ocre...
Alors des filles arrivent en groupes, mutines et viandées, se dandinent vers les toilettes, en cent pas s'éteignent... Il pleut doucement sur mon dos. On vient apporter des petits plats en sauce. C'est quoi cette viande ? De l'épervier ? Trois jeunes fondent sur la potée. Les uns en sont aux hors-d’œuvre, les autres au dessert : c'est l'existence !
Ah ! On vit à mort ! J'ai envie de me pendre à l'une des patères innombrables, avec les chapeaux extravagants - de ceux qui retiennent l'âme de s'envoler. En face, une fresque terne très "fin du début de siècle" : un avion qui délire dans l'air amande, petite campagne minable devant laquelle passe un gros type qui monte à l'étage, il a le mal de mer. Moi c'est plutôt au mal de mort que je suis sujet. De temps en temps je lance un regard effrayé pour les éclaboussures géantes de la pluie agacée qui viennent s'écraser avec grâce et violence après la vitre de la coupole.
L'horloge de cette gare des Modestes Affamés montre 21 h 30. Ils ne serviront plus. Tout commence à ralentir, la frénésie se décompresse : On dirait dans Zéro de Conduite, la bataille de polochons qui se ralentit jusqu'à la procession. C'est le meilleur moment, lorsque votre garçon vient vous faire le compte sur la nappe même. On lui rappelle ce qui est déjà aux prises avec votre estomac, on ressort en flash-back les plats ingurgités pour qu'autre chose les avale (bien plus vorace) : leur prix. C'est l'instant religieux où les grands prêtres de Chartier griffent sur chaque table, dans une écriture superbe au stylo Bic, les quelques chiffres mystérieux et dérisoires qu'on leur sacrifie.
In: Zigzags, 1986, © Marc-Edouard Nabe, ouvrage épuisé, non réédité