[ellington] homo orchestra
vendredi 23 mars 2012
“ Imaginez Debussy à la tête d'un orchestre symphonique exclusivement composé d'autres Debussys et jouant des milliards de chefs-d'oeuvre de Debussy. ”
En 1986 Marc-Edouard Nabe (27 ans) rendait un magnifique hommage littéraire à la formation du Duke. On connait le talent de l'écrivain pour les portraits de grandes figures du jazz (Thelonious Monk, Chet Baker, Eric Dolphy, Albert Ayler, Django Rheinardt, Billie Holiday, etc., etc.). Mais là c'est un big band tout entier qu'il dessine de sa plume inspirée, jubilatoire, follement évocatrice des individualités exceptionnelles qui ont composé l'orchestre du Duke (lire L'Indigo, texte repris de Zigzags dans la suite de cette note).
L'autre soir au Palace, Laurent Mignard et ses quinze musiciens du Duke Orchestra faisaient revivre avec passion une légende et un héritage musical multiforme. Mieux qu'une réplique fidèle et admirative, la formation actuelle s'appuie sur les recherches des experts musicologues de la Maison du Duke pour nous donner à écouter, à côté des grands standards ellingtoniens, des raretés orchestrales inestimables.
L'Indigo
In: Zigzags, (LVIII, page 197), 1986, © Marc-Edouard Nabe, ouvrage épuisé, non réédité
L'Indigo du Duc, coulé au large des années 70, fut certainement le plus beau bâtiment de tous. Ellington avait construit là l'unique esquif orchestral du siècle. Imaginez Debussy à la tête d'un orchestre symphonique exclusivement composé d'autres Debussys et jouant des milliards de chefs-d'oeuvre de Debussy.
Duke Ellington c'est Picasso : une tronche éclatée d'où ne cessaient de suppurer des torrents de splendeurs. Son abondance est celle de la race des grosses burnes jamais contentes, qui en foutent partout. Les mains en permanence dans les bielles du climat : retouchant, inversant, reprisant, reprennant, transformant, éludant, boursouflant, étoffant, déportant, malaxant ses arrangements, les fameux arrangements de ses compositions, ces chantiers permanents, et inaccessibles puisqu'il a toujours refusé de les publier.
Avant chaque concert, il se repentait encore, inventait une voix par-ci, un chorus par-là, décollait les trios, rassemblait deux clarinettes et trois trombones sur la partoche, comme ça au dernier moment, une idée, sur des vieilleries qu'il se refusait à figer. Jusqu'au bout, aucun musicien n'a joué le même score. Quelques jours avant de mourir, il bouleversait encore "Sophisticated Lady" vers une autre solution possible. Les nouveaux équipages transformaient encore sa vision, car il composait sur le motif, avec son gros ciseau, aucun « prêt-à-porter » chez le Sucrier Velours !
Sons grognés, sourdines qui parlent, mugissements d'anches, trombones désespérés, geignures d'altos, timbres échangés, rythmiques consanguines aux progénitures monstrueuses, bestiaire inédit : on connaît sa stylistique... La forêt qui avance ! La forêt de Sherwood !
L'Indigo est en effet ce bateau bestial, arche imaginaire bondée de musiciens aux personnalités plus marquées que celles des 7 nains ! Dormeur Hodges ! Atchoum Carney ! Prof Strayhorn ! Grincheux Tisol ! Simplet Bigard ! Timide Gonzalvès ! Joyeux Ray Nance !...
Duke s'est toujours servi de ses musiciens comme de couleurs sur une palette : un peu de Gonzalvès foncé, du Cat Anderson très clair, une larme de Clark Terry !... Ainsi les tableaux se composaient. Les tableaux sont les Suites, les fameuses suites d'Ellington. Si celles de Mingus ont l'allure des cortèges mystérieux du Moyen Age, le Sucrier Velours, lui, les construit comme de véritables suites d'hôtels : tout est luxueux et les solistes passent avec extase dans les pièces communicantes.
A la gloire des parfums, des femmes, de l'Afrique ou de Shakespeare, c'est toujours la même somptuosité de séquences, la science enrichie de swing qui ne nous fait rien regretter de la musique classique.
Et Duke n'est pas seul responsable de cette perfection : il faut compter avec ce poisson pilote de l'orchestre, cet homme minuscule plein de lunettes qui entraîna l'esquif dans des sillages insoupçonnés. Billy Strayhorn, fils de Popeye et de Ravel, idolâtré avec raison par le monde entier, a dévoilé pendant trente ans les plus délicats échafaudages de caoutchoucs harmoniques, il a monté, tout frêle qu'il était, la pierre précieuse en bijou renversant. Il s'est sacré roi des arrières, comme dans les tableaux italiens où tout se passe au fond. Il faut écouter Sam Woodyard parler de Strayhorn pour comprendre qu'il s'agit du plus musicien des musiciens de Jazz, les Mille et Une Nuits lui-même de l'orchestration musicale. Duke et lui furent les deux grandes lèvres d'une vulve sacrée.
Essayer de détailler l'oeuvre d'Ellington est aussi connement vain que de remembrer les « veines » de Picasso. Tout en vrac est à prendre. Peu de bites s'en font fortes. Sans présumer de ma misérable mortadelle, je peux dire avoir passé une année à écouter un disque de Duke par jour : c'est un peu rapide, et « Tchaïkovski » ou les « Chansons françaises » exigeraient un bon mois d'attention chacune, mais il y a les petites formations parallèles ! Toute une extase ! Les combos de détente, là où l'on entend le mieux le Sucrier, au Steinway ! Duke a toujours été un de mes pianistes favoris : il aspire le clavier, il le sculpte par succion : voyez-le faire, ses gestes secs, ses « poser-laisser » : c'est prodigieux.
Ce qu'on peut dire c'est que Duke aura renversé durant toute son oeuvre, et quelquefois dans un même morceau, les valeurs jugées par les cons trop incompatibles d'écriture et d'improvisation. Les musiciens classiques les plus modernes de notre époque restent perdus et charmés devant l'habileté de cette forme d'écriture qui, plus se fait précise, plus libère l'improvisation qui lui sert de socle. C'est que tout l'appareil strayhornio-ellingtonien repose sur le croisement des immenses personnalités des solistes et des structures savamment élaborées, des conventions stylistiques très originales sur lesquelles les musiciens pouvaient délirer sans que le moindre gramme de leur prestation ne fût perdu pour l'ensemble, comme si le classicisme, la finition de la suite dépendait de la fantaisie imprévisible mais esthétiquement solvable de ces 15 sept-nains !...
Le son gros comme une maison qui sortait des narines d'Harry Carney ! La conception immaculée de la clarinette de James Mc Hamilton ! Les suaves civets de lamentes de Johnny Hodges ! Le romantisme dostoïevskien de Paul Gonzalvès et les himalayesques ascensions de Cat Anderson !... Et surtout, au-dessus de tous, la géronimienne allure du « First Chair Percussionnist » Sam Woodyard !
Un peu comme au temps des galères on employait un joueur tambour pour swinguer les rameurs, Sam est là pour stimuler les machinistes. On l'a vu dans la salle aux enchevêtrements des machines, s'affairant partout, vérifiant la pression, les broyeurs, les grosses cylindres bruyantes, les turbines à vapeur, et surtout ce moteur si fameux qu'il avait mis au point et qui donnait à L'Indigo ce rythme de croisière si particulier qu'on appelait désormais le Schuffle de Sam. Lui seul pouvait diriger ces hélices énormes à fond de cale, aux pales élégantes. Et à le voir faire, à apprécier son efficacité, on ne comprenait pas comment ce pouvait être aussi difficile. C'est que son mystère était dans son évidence. Il bousculait la mer : elle était son esclave.
Ah ! Ils sont presque tous morts autour du Duke, ces multiples bras droits qui traversèrent l'univers ellingtonien, non seulement en le servant avec gratitude mais en en créant les plus célèbres continents. C'est bien le paraphe d'une patte éternelle que de construire un monde si personnel en se laissant créer soi-même par ses propres habitants.
L'Indigo, In: Zigzags, 1986, © Marc-Edouard Nabe, épuisé, non réédité
... avec quelques liens sur le jazz et Nabe :
>> REMEMBRANCE#10 : Marc-Edouard Nabe dans les Nuages, blog Les Mangeurs de disques, 19 mars 2012
>> sur François Rilhac, 29 janvier 2012
>> sur Jimmy Gourley, 16 juin 2011
>> sur James Moody et Billie Holiday, le 17 décembre 2010
>> sur Marcel Zanini, le 6 septembre 2010
>> sur Django Reinhardt, le 7 octobre 2008