[nabe, stein] gertrude, la camionneuse du cubisme...
mercredi 04 janvier 2012
extraits relevés, et notes prises en à-cotés, après avoir vu (et revu) l'exposition Matisse, Cézanne, Picasso, l'aventure des Stein, et lu l'Autobiographie d'Alice Toklas, Gertrude Stein, 1933 (préface et traduction de Bernard Faÿ)
En novlangue on parlerait de cross-over. C’est ce qui m'a frappée en visitant l’exposition qui se termine ces jours-ci à Paris avant d'être installée à New-York. Cross-over, car passerelles entre deux continents (le Vieux, le Nouveau), deux modes de vie (la bourgeoisie aisée, la bohème pauvre), des arts (peinture, écriture, architecture), des époques (avant-guerre, entre-deux guerres). Tout ça incarné dans la vie et les réalisations d’une fratrie d’esthètes juifs américains, les Stein, exilés volontaires à Paris en 1903.
mise à jour du 7 février 2023 : j'ai retiré l'illustration d'origine de ce billet pour ne plus payer de droit d'exploitation d'une pièce d'art visuel protégée ; ici un dessin de Marc-Édouard Nabe : Gertrude Stein et Alice Tolkias
Ma préférée des Stein, c’est Gertrude : la plus fidèle, la plus singulière, la plus géniale.
Alors avant de retourner voir l’expo une seconde fois (mais pas la dernière !) j’avais lu sa drôle de biographie. En voici les dernières lignes :
“ Depuis quelque temps beaucoup de gens et même des éditeurs sont venus prier Gertrude Stein d’écrire son autobiographie, et elle a toujours répondu : “ Impossible ”. Elle s’est mise à me taquiner et à me dire que je devais écrire mon autobiographie. “ Pensez, mais pensez donc, dit-elle, quelle masse d’argent vous gagnerez. ” Elle s’est mise à inventer des titres pour mon autobiographie : Ma vie avec les Grands, Les Femmes des Génies avec qui j’ai conversé, Mes vingt-cinq ans avec Gertrude Stein. Puis elle a commencé à prendre cela au sérieux et à dire : “ Vraiment, sérieusement, vous devriez écrire votre autobiographie. ”
La traduction en français date de 1933. Elle est de Bernard Faÿ, un historien américanophile et ami fidèle de Gertrude qui devait boire du petit lait en transcrivant les compliments de l'auteur à son égard :
“ C’est vers cette époque aussi que Bernard Faÿ traduisit un fragment de Melanchtha tiré de Three Lives, pour le volume Dix Romanciers américains, que publièrent les éditeurs français Denoël et Steele. On y ajouta comme préface son article de La Revue européenne. Il vint rue de Fleurus un après-midi nous lire sa traduction. Madame de Clermont-Tonnerre se trouvait là et cette traduction produisit sur elle une impression profonde. ”
Difficile de soupçonner Gertrude de flagornerie, car elle a parfois la dent dure...
“ Hem' n'est pas franc du collier. ”
“ Ce n'est pas que [Fitzgerald] manque d'un certain sirop, mais ça ne sort pas. ”
Si je note parmi les innombrables amis et visiteurs prestigieux (prestige postmortem, souvent) de Gertrude et Alice, ce Bernard Faÿ mal connu, c'est qu'il apparait un peu plus tard avec un rôle beaucoup plus noir dans l'histoire de la Bibliothèque Nationale dont il fut l'Administrateur Général durant l'Occupation. Son destin croise donc celui de Suzanne Briet (ma Madame Documentation).
Lors de l'Epuration, Bernard Faÿ — qui avait vraisemblablement protégé Gertrude Stein et Alice Toklas, jamais inquiétées par l'Occupant —, fut condamné à perpétuité, et amnistié seulement en 1959.
Nabe et Stein
Un jour d'août 86, Marc Dachy, alors-ami de Marc-Edouard Nabe l'emmène à la librairie Tschann et lui offre Autobiographie d'Alice Toklas. Découverte de Stein, pour Nabe. En 88, il rédige le synopsis de ce qui serait sa propre autobiographie. On verra que cela s'applique parfaitement à ce que Gertrude Stein fait d'un bout à l'autre de l'Autobiographie :
“ L'auteur va travailler sur la matière même de sa propre vie comme s'il s'agissait d'un autre. A la troisième personne bien sûr, en étant le plus objectif possible et en recueillant des documents et des témoignages inédits sur lui.
La biographie couvrira la vie, jeune mais déjà bien remplie, d'un auteur qui a eu la chance de connaître suffisamment de monde et de vivre des situations assez inattendues pour que le récit de son expérience intéresse tout le monde.
M.-E.N. ”
Nabe s'intéresse de plus en plus à Gertrude Stein et à son œuvre. Il étudie son style d'écriture, son ton. Il en parle souvent dans son Journal intime (ci-dessous des extraits tirés de Inch'Allah et Kamikaze).
“ Le personnage de Gertrude Stein, bien grosse gouine juive prétentieuse yankee terrifiante, m’intéresse de plus en plus. Je devrais la dessiner avant d’écrire un texte sur elle. J’aime cette camionneuse du cubisme. D’après Dachy, c’est un pur génie de la langue anglaise, une révolutionnaire comme Joyce, et prolixe à la Balzac. Elle a écrit sans une rature plus de quatre vingts livres plus aberrants les uns que les autres. Mixant toutes sortes de techniques adaptées de la peinture moderne de son temps. Elle n’a pas été la première collectionneuse de Cézanne pour rien ! Chaque mot répété avait son son et sa couleur sur la page. Comme dit Dachy, Gertrude a vraiment entrevu ce que pouvait être la littérature à venir... Avec Simone Weil, il n’est pas étonnant que Gertrude Stein forme le seul couple valable de l’écrit féminin, la maigre chaste et la grosse lesbienne ! Les Laurel et Hardy de la Vulve d’encre ! ”
“ Ça rappelle [la façon de proser] de Gertrude Stein, mais les répétitions de Péguy et les répétitions de Gertrude Stein sont différentes. Roulements de tambour et flûte de fakir. De la musique de toute façon. Du jazz même. Jazz chrétien et jazz juif. Gertrude Stein, américaine est plus facilement jazz. Elle écrit, sans se reprendre, la musique de son temps. Une preuve supplémentaire que les Français ne comprennent rien au jazz : ils traduisent les mots répétés exprès de Gertrude Stein par des synonymes ! ”
“ Chez Gertrude aussi, on peut trouver cet esprit enfantin de psychologie détaillée fouille-coeur et très efficace. Dès qu’il est animé par une petite authenticité, le complexe de supériorité américain prend des dimensions acceptables. ”
“ Gertrude Stein n’écrit pas comme une femme, elle écrit pour que celui, ou celle qui la lit se sente femme. ”
Autre point de convergence entre Nabe et Stein, leur conception du métier d'écrivain, et de la mesure du succès :
“ Comme dit Gertrude Stein : l’important n’est pas d’avoir d’emblée des millions de lecteurs, mais un cercle d’admirateurs sincères, naïfs, enthousiastes qui ne fera que croître comme des ronds dans l’eau d’une mare, de plus en plus grands lorsqu’on jette un objet dedans, un livre par exemple... ”
Gertrude faisait des Portraits (écrits) de ses amis, mais ne peignait ni ne dessinait. Nabe dessine et fait de nombreuses aquarelles représentant le couple Gertrude-Alice.
“ Débauche de portraits de Gertrude Stein. Elle m’en donne du mal la vache... Je feuillette la liasse de photos confiées par Dachy et lave presque trente variations gouachées sur sa gueule de romaine massive, avec ou sans son Alice Toklas tout asperge auprès d’elle, plus ou moins en gros plan... Je réussis mieux Gertrude en pied habillée de ses toges bizarres. Je m’amuse à placer aussi son fameux chien Basket dans ses bras ou pas loin... ”
Nabe, en plus de dessiner, consacre un article duo à Gertrude Stein et à Raymond Roussel (Gertrude et Raymond) qui parait d'abord dans L'Officiel de la Couture et de la Mode à Paris en 1990, puis est republié en 1998 dans Oui, recueil de portraits de grands artistes qui déclenchèrent chez l'écrivain “ une rafale d'extases tous azimuts ”.
“ Reine exilée, Stein porta toute l’Amérique sur ses épaules. Et quelle joie de vivre et de créer ! Elle écrivait comme Dizzy Gillespie souffle avec ses joues ballonnées dans sa trompette : sans respirer. ”
“ Un écrivain aujourd'hui qui se rêverait le fils de Raymond Roussel et de Gertrude Stein aurait dans le sang l'essence même de l'avant-garde, le nectar de l'art nec plus ultra. ”