[jazz] toujours tendre vers le nabe !
dimanche 29 janvier 2012
Pour ce billet je n'avais au début qu'un titre très banal, genre : [jazz] le stride, fats, françois et louis...
Il s'agissait d'abord de rendre compte de l'après-midi (hier samedi) du Hot Club de France pendant laquelle Louis Mazetier a fait Chez Papa (ex Bistingo de la rue Saint-Benoît) une formidable conférence-concert sur le pianisme (sic) stride et ses héros fondateurs : James P. Jonhson et Thomas Fats Waller. Une fois encore c'est Rolande Gourley qui m'avait judicieusement signalé l'événement.
Un jour au Petit Journal, Rolande m'avait confié que le jeu de Louis Mazetier lui rappelait celui d'un tout jeune homme que son mari Jimmy Gourley lui avait fait remarquer pour son immense talent et sa précocité, mais qu'elle n'avait connu que très peu de temps avant sa disparition en 92 à l'âge de 32 ans. Un jeune homme qui avait souvent joué avec Marcel Zanini. C'est pour ça qu'avant même d'écrire le billet je savais que j'allais me laisser dériver... vers le portrait de François Rilhac écrit par Marc-Edouard Nabe dans Alain Zannini.
Du coup je voyais plus très bien comment organiser le tout. Alors courageuse mais pas téméraire, je me suis épanchée à propos de mon bug d'inspiration sur twitter. Un dimanche après-midi, je risquais pas grand-chose. Pourtant, aussi sec, j'ai reçu l'injonction malicieuse et à double sens : " Toujours tendre vers le Nabe ! ", venue d'un jeune musicien que je ne connais pas du tout... David Vesper.
Aussitôt dit...
Avant l'extrait d'Alain Zannini, voici quelques liens vers la discographie et l'actualité de Louis Mazetier :
- dernier album : My Own Stuff
- un prochain concert à ne pas manquer : mardi 27 mars 2012 à 20 heures 30 (salle André Marchal, 56 boulevard des Invalides 75007) avec Rossano Sportiello (chacun jouera sur un piano grand quart-de-queue)
tarif unique : 20 euros
réservation : 01 44 49 35 56
[nabe, extrait, long] un pianiste pareil, personne ne voulait le croire...
In: Alain Zannini, roman, 2002, 810 pages
pp. 267-268
Quelle horreur ce Cimiez ! Pourtant, on en a vu et entendu de belles ! Avec mon père et avec François ! C'est là qu'il s'était fait remarquer... Plus doué que les surdoués... A dix-huit ans, François pouvait aller faire le bœuf dans les arènes avec qui il voulait... Doc Cheatam, Harry Edison, Thad Jones, ou Wynton Marsalis... Toutes les pointures de tous les styles, et rien ne lui faisait peur. Le piano sauvage lui souriait dès qu'il le voyait. Et quelle assurance, un lion pas bêlant, avec sa crinière et sa barbe, encore un Robinson-Jean-Baptiste d'allure, mais très grande gueule, du style à remettre à plus tard le baptême de Jésus ou à bouder l'arrivée sur son île de Vendredi, qui n'aurait pas pu s'empêcher de laisser une trace de pied sur le sable en battant la mesure, tellement François swinguait au piano...
Ah ! François ! C'était le jazzman le plus fort de ma génération, un pianiste pareil, personne ne voulait le croire... Une énergie, d'accord, c'est courant, mais une authenticité dans le swing, à ce point-là, pour un jeune Français blanc, c'était rarissime. Son esbroufe était offensive. Il la ramenait uniquement pour faire chier les snobs. Art Tatum revivait dans ses doigts, comme si c'étaient ceux qu'on a l'impression de voir courir, invisibles, sur les touches d'un piano mécanique, sauf que lorsque François jouait, ça n'avait rien de mécanique... La joie de vivre était sa raison d'être. François, dès l'âge de vingt ans, aurait pu devenir un précieux pianiste néo-bop à la mode, bien sage caresseur de claviers roses, bien poli madame, en se rasant un peu et en se coupant les cheveux. Mais non ! Il avait choisi la voie où on ne peut pas cacher qu'on ne sait pas swinguer (le “ Stride ”, ça s'appelle), et il avait foncé. Trop, sans doute, puisqu'il finit par boire plus de bière que ne pouvait en brasser la Belgique dans ses grands jours. “ Et alors ? Fats Waller est mort à trente-neuf ans, disait-il dans un mépris poilu. — Oui, mais tu ne les as pas encore ! ” le prévenait Marcel, mon père, qui l'avait adopté comme son second fils. On les voyait tout le temps ensemble, à la Verlaine/Rimbaud... Un vrai amour, dont il est même curieux, connaissant ma nature, que je n'aie jamais pris le moindre ombrage. C'est que j'aimais François moi aussi : la façon dont il faisait jouir le piano, de la queue aux pédales, comptait plus que ses sautes d'orgueil. Il en jouait partout. Une fois, j'attendais Diane au bar du Lutétia (lieu saint), où elle avait retenu pour une semaine une suite avec vue sur le Bon Marché (lieu saint), lorsque j'entendis un pianiste égrener Sweet Substitute, un vieux standard de Jelly Roll Morton que mon père avait traduit et chantait (C'est bon d'avoir une substitution / Celle-ci je la garde jusqu'à la prochaine occasion). C'était François bien sûr ! Il passait par là, le Gaveau du bar lui avait fait de l’œil (il avait la touche avec tous les pianos) : ils s'était mis à jouer. “ Douce substitution ” : quand Diane est arrivée, elle a pris le titre pour elle. Moi, j'écoutais François.
Et puis, un soir, au Petit Journal, en plein If Dreams come True, François s'est arrêté : il n'a pas pu aller plus loin que If dreams. Malade. Le Titan s'est effondré. Alcoolisme. Hépatite. Dépression. Il a eu quelques moments de résurrection pianistique par la suite, mais la machine était cassée. Il n'avait pas trente-trois ans. Chez des amis à lui, il avait voulu que je vienne, à diner. Pour une fois qu'il avait faim ! Il avait demandé qu'on lui prépare une choucroute... Une envie, comme ça. J'étais à sa droite, on a mangé très sympathiquement, il ne riait plus comme avant, mais il souriait. Et puis, au dessert, d'un coup, il a tout vomi, toute sa choucroute, en une seul flot, presque propre, direct dans son assiette, bien visé. Je l'ai soulevé par le bras, et nous sommes allés prendre l'air sur le balcon. On est restés longtemps tous les deux, là, vieux enfants “ prodiges ” comme disaient les adultes, petits artistes trop tard venus dans un monde si violemment hostile à l'art sous la forme la plus dionysiaque. Je me sentais déjà seul parce que je voyais qu'il avait renoncé. J'ai assis François sur une chaise, il regardait le ciel blanc comme lui. Un mois après, il se pendait à la branche d'un pommier dans le jardin de ses parents.