[débat] le plagiat, dopage de l'écrivain ?
[interlude] pendant les travaux, le cirque continue

[lu] limonov, roman d'emmanuel carrère

P.O.L., septembre 2011, 489 pages, 20 euros

résumé par Emmanuel Carrère, en quatrième de couverture : « Limonov n’est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement.  C’est une vie dangereuse, ambiguë : un vrai roman d’aventures. C’est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »  E.C. Des fois, souvent,  il y a écrit roman sur la couverture, et ce n'en est pas un, ou pas vraiment.
Là c'est le contraire : Limonov est véritablement un roman d'aventures, excitant, passionnant. Comme on en parle beaucoup pour un prix littéraire, je ne vais pas faire un énième résumé de la vie et de l’œuvre d'Edouard Limonov, héros solo du livre d'Emmanuel Carrère, mais seulement citer le titre à la une du Service Littéraire de septembre, réducteur mais rigolo : “ Limonov, coco, facho, affreux jojo ” .

Lorsqu'il va à Moscou en 2008 faire un reportage sur Edouard Limonov pour la revue XXI, Emmanuel Carrère a déjà en tête le projet d'écrire un livre, une sorte de biographie, sur ce personnage complexe aux mille et une vies. A cette époque, le très long article contient déjà l'essentiel du parcours de Limonov. Cela va lui servir de court-métrage pilote pour le roman. Au final, Limonov, c'est le long-métrage, impeccablement documenté, réalisé, rythmé, monté, et richement illustré d'anecdotes surprenantes. Limonov, c'est aussi une biographie sans cahier de photos central, sans notes de bas de page, sans index des noms cités, sans chronologie en annexe. Pourtant rien ne manque de tout cela, par la grâce du talent, des mots et du style d'Emmanuel Carrère. Mais surtout, au cœur même de l'histoire de son personnage, Emmanuel Carrère a projeté son propre autoportrait de l'écrivain en biographe, délicat et sans indulgence :

une autre vie que la sienne...

A part être écrivain tous les deux, bien peu de choses de la vie rapprochent le biographe et son sujet. Tout les sépare, sauf sans doute la discipline quotidienne du travail d'écriture. Je pense que c'est d'abord l'admiration de Carrère pour l'acharnement au travail de Limonov en toutes circonstances qui a entraîné les autres sympathies : pour son physique, sa santé, son dandysme, son courage, sa séduction, sa folie, son engagement. Dans les pires situations sociales et politiques, jusqu'en prison, Limonov écrit, Limonov lit. Emmanuel Carrère souligne aussi une ressemblance subtile mais peut-être essentielle, qui existe entre eux deux : le refus du panurgisme. A la décharge du français, il était sans doute plus naturel d'être rebelle et dissident à Kharkhov, sous Brejnev, qu'à Paris, sous Giscard !

Ce que Carrère envie à Limonov (ou souhaiterait lui envier) et qu'il admire, c'est ce qu'il n'a pas eu : un parcours de vie romanesque et dangereux, dans des univers variés, loin des bases sociales et culturelles que sa naissance lui avait préparées. Le petit garçon parisien, grand admirateur de Tintin, des héros d'Alexandre Dumas et de Jules Verne, aura une enfance studieuse et une adolescence sage. En 1979, encore aigri par une tentative avortée de vie aventureuse en Indonésie (ce chapitre est d'une drôlerie irrésistible),  il lit par hasard le premier livre de Limonov traduit en français : Le poète russe préfère les grands nègres. Intéressante mais cruelle et brutale découverte.

“ Mon idéal était de devenir un grand écrivain, je me sentais à des années-lumière de cet idéal et le talent des autres m'offensait. Les classiques, les grands morts, passe encore, mais les gens à peine plus âgés que moi... S'agissant de Limonov, ce n'est pas au premier chef son talent d'écrivain qui m'a impressionné. Le dieu de ma jeunesse était Nabokov, il m'a fallu du temps pour aimer la prose franche et directe et j'ai dû trouver au poète russe des manières un peu relâchées. Ce qu'il racontait, c'est à dire sa vie, me faisait plus d'effet que sa façon de le raconter. Mais quelle vie ! Quelle énergie ! Cette énergie, hélas, au lieu de me stimuler, m'enfonçait un peu plus, page après page, dans la dépression et la haine de moi-même. Plus je lisais, plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre, voué à tenir dans le monde un rôle de figurant amer, envieux, de figurant qui rêve des premiers rôles en sachant bien qu'il ne les aura jamais parce qu'il manque de charisme, de générosité, de courage, de tout sauf de l'affreuse lucidité des ratés. ”

Après s'être brièvement croisées à Paris dans les années 80 lorsque tous deux fréquentaient le petit monde de l'édition germanopratine, les existences de Limonov et Carrère vont à nouveau s'écarter et ne se rejoindront que dans les années 2000 lorsque l'écrivain français commencera à s'intéresser comme documentariste à la vie quotidienne en Russie. Entre temps Emmanuel Carrère s'est construit, à sa façon tenace mais ni flamboyante ni tapageuse, une réputation grandissante de romancier et de scénariste.

De son côté l'étrange Limonov a quitté Paris et repris sa quête de combat et de gloire en s'engageant physiquement dans les conflits aux Balkans. Carrère ne cache pas les tiraillements et hésitations qu'il ressent pour l'écriture de cette partie de la vie de Limonov. Pour s'aider à comprendre sans avoir à juger, il s'appuie sur les témoignages de ses amis Jean Rolin et Jean Hatzfeld.

“ [...] ils préfèrent la vérité à ce qu'ils aimeraient qu'elle soit. Pas plus que Limonov ils ne feignent d'ignorer que la guerre est quelque chose d'excitant et qu'on y va pas, quand on a le choix, par vertu, mais par goût. Ils aiment l'adrénaline et le ramassis de cinglés qu'on rencontre sur toutes les lignes de front. Les souffrances des victimes les touchent quel que soit leur camp, et même les raisons qui animent les bourreaux, ils peuvent jusqu'à un certain point les comprendre. [...] Cette honnêteté m'impressionne d'autant plus qu'elle ne débouche pas sur le "tout-se-vaut" qui est la tentation des esprits subtils. Car un moment arrive où il faut choisir son camp, et en tout cas la place d'où on observera les événements. [...] C'est une règle sinistre mais jamais démentie que les rôles s'échangent entre bourreaux et victimes. Il faut s'adapter vite, et n'être pas facilement dégoûté, pour se tenir toujours du côté des secondes. ”

Comprendre sans juger... c'est ce que Carrère s'est appliqué à faire à de nombreuses reprises, en écrivant Limonov. La plupart du temps, il a fait confiance à son sujet lui-même : si Limonov le dit (ou l'écrit), c'est vrai !
“ Je ne crois Édouard ni vil ni menteur — mais qui sait ? ”
Je ne crois Emmanuel, ni naïf, ni totalement séduit par Édouard — mais qui sait ?
D'autres fois, quand il hésite, ce sont les témoignages à décharge de personnalités qu'on soupçonnerait difficilement d'aveuglement qui emportent sa conviction. Il y a en particulier les journalistes Anna Politovskaïa et Paul Klebnikov, cousin aimé et admiré d'Emmanuel. Tous deux assassinés, ils ont payé de leur vie les investigations qu'ils menaient sur la criminalité économique à Mocou. Heureusement d'autres sont toujours en vie comme le jeune et très prometteur Zakhar Prilepine.

Je ne suis pas férue de politologie et n'avais qu'une compréhension très vague de ce qui s'était passé à la tête de l'Union Soviétique sous Gorbatchev, sur le coup d'état qui a suivi, conduit finalement à l’avènement de Poutine et des oligarques, et par réaction à la création du parti Nazbol par Limonov. Mais Emmanuel Carrère relate cette époque troublée avec une telle verve pédagogique qu'il la rend presque limpide. Je n'oublierai plus que Lebed ressemblait à “  Arnold Schwartzenegger en moins fluet  ” (!). Ni que les noms des oligarques étaient : “ Berezovski, Goussinski, Khodorkovski. Nif-nif, Naf-naf, Nouf-nouf, qui, comme dans les troupes théâtrales fauchées où il y a plus de rôles à jouer que d'acteurs pour les tenir, incarneront dans la suite de ce livre tous ceux qu'on a appelé les oligarques. ”

A l'âge mûr les expériences de vie de Limonov sont aussi édifiantes que celles de la jeunesse. A soixante ans passés, il a une première révélation tantrique au cours d'un séjour commando dans le massif de l'Altaï. C'est sans doute ce qui l'aidera à vivre les terribles années de prison et de camp de travail qui suivront, dont il sortira apparemment indemne et moralement solide comme jamais : “ Il sait où il est. ”

Pour finir, j'ai choisi un long extrait du milieu du livre qui me semble être la justification principale de son écriture, son fondement. Emmanuel Carrère cherchant à “ dénuder le nerf du fascisme ” s'arrête sur une formule bouddhiste selon laquelle “ l'homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité ” :


“ Cette idée-là n'a peut-être de sens que dans le cadre d'une doctrine qui considère le "moi" comme une illusion et, à moins d'y adhérer, mille contre-exemples se pressent, tout notre système de pensée repose sur une hiérarchie des mérites selon laquelle, disons, le Mahatma Gandhi est une figure humaine plus haute que le tueur pédophile Marc Dutroux. Je prends à dessein un exemple peu contestable, beaucoup de cas se discutent, les critères varient, par ailleurs les bouddhistes eux-mêmes insistent sur la nécessité de distinguer, dans la conduite de la vie, l'homme intègre du dépravé. Pourtant, et bien que je passe mon temps à établir de telles hiérarchies, bien que comme Limonov je ne puisse pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis au-dessus ou au-dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification, je pense que cette idée — je répète : " L'homme qui se juge supérieur, inférieur ou égal à un autre ne comprend pas la réalité “ — est le sommet de la sagesse et qu'une vie ne suffit pas à s'en imprégner, à la digérer, à se l'incorporer, en sorte qu'elle cesse d'être une idée pour informer le regard et l'action en toutes circonstances. Faire ce livre, pour moi, est une façon bizarre d'y travailler. ”

 

d'autres chroniques que la mienne....

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