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[lu] eléctrico w, roman d'hervé le tellier

aux éditions JCLattès, août 2011, 286 pages, 18 euros Chroniques1

en quatrième de couverture : En septembre 1985, Antonio, un photographe, retourne à Lisbonne après dix ans d'absence. Il y retourve Vincent, le correspondant du journal, afin de suivre le procès d'un tueur en série. Encore enfant, Antonio a rencontré en une fillette, Canard, l'amour mythique, celui qui promet de grandir sans jamais s'affadir, mais ce r^ve de bonheur s'est déchiré. Vincent a ses raisons pour vouloir guérir cette blessure. Lui qui est si peu doué pour la vie, lui qui n'achève jamais rien de ce qu'il entreprend, va tenter de retrouver Canard et de réparer le passé. En virtuose des jeux de l'amour et du hasard, Hervé Le Tellier veut croire qu'il n'est de destin qui se laisse dompter. -- Hervé Le Tellier est écrivain, poète, membre de l'Oulipo. Son précédent roman, "Assez parlé d'amour", a été traduit dans une dizaine de pays. Dès les premières pages, j'ai su que ce roman (lu en juillet pour les chroniques de la rentrée littéraire) serait une belle découverte et un grand plaisir de lecture que je voudrais faire partager très vite. Hélas Abeline m'avait demandé de ne pas en parler avant le 30 août et je suis obéissante ! Supplice !

Il y a un narrateur. Vincent Balmer a quarante ans en septembre 1985. Il est le correspondant français à Lisbonne d'un journal dont la rédaction parisienne lui adjoint un jeune reporter photographe portugais pour couvrir un procès d'assises retentissant. Durant neuf journées bien remplies, Balmer va prendre méticuleusement des notes sur ses pérégrinations avec António Florès dans la capitale lusitanienne, sur leurs rencontres, et sur ce qu'il adviendra jour après jour d'une relation qui n'est peut-être pas si fortuite que ça. Vingt-six ans plus tard (aujourd’hui donc), Balmer reprend ses notes (un journal écrit au passé auquel il dit ne rien changer ou presque) pour en faire un roman qui portera le nom d'une ligne de tramway aujourd'hui abandonnée à Lisbonne : l'Eléctrico W.

« Tous les mauvais romans se ressemblent, mais chaque bon roman l'est à sa façon. » (Épilogue, page 286)

 Hélas, j'ai pas lu tous les livres... alors je serais peu crédible si j’assurais que celui-ci ne ressemble à aucun autre ! Je vais simplement tenter d'exprimer le charme (au sens magicien du terme) qui naît des décalages successifs et inattendus d'une histoire très sage au départ. La sérénité et la cohérence de la narration masquent longtemps la fragilité de Balmer, qui va se révéler peu à peu.

Au début, on pourrait croire qu'António et "Canard" seront les héros principaux du roman de Vincent, tellement l'histoire de leurs amours enfantines contrariées est prégnante, triste et émouvante. Mais elle n'est en fait que le point de départ d'un enchaînement d'événements que Balmer se croit capable de maîtriser. Insatisfait et malheureux, jaloux du secret d'enfance que son jeune confrère lui a révélé, et qui rend António attirant et le fait exister, Vincent va vouloir mettre en scène sa revanche sur une vie médiocre. Il veut prendre la place de d... du destin. J'ai hésité souvent entre la compassion et l'agacement devant les initiatives dramatico-comiques que le narrateur accumule. Le plaindre ou se moquer de lui ? Trop cassé ou trop con ? Naïf  ou prétentieux ? A la toute fin, un court paragraphe règle la question, lapidaire dans sa forme et profondément humain dans son sens. Le genre de révélation qui donne envie de recommencer la lecture d'un roman depuis le début, sur le champ, pour le lire autrement. Ce que j'ai fait.

Jour après jour, c'est à dire chapitre après chapitre - il y en a neuf, plus un prologue et un épilogue - la situation se ramifie, les personnages secondaires entrent dans la ronde, leurs histoires s'imbriquent. Au fil des rencontres, les confidences d'un personnage puis d'un autre font surgir les souvenirs du narrateur qui les note sur son cahier à petits carreaux, pour ne rien oublier, pour rester vivant. Il y a des promenades magnifiquement évocatrices dans Lisbonne, des digressions - très belles - sur la photographie, l'écriture contrainte, le journalisme de guerre, le suicide, Romain Gary, Italo Calvino, Evariste Galois, Jaime Montestrela.

Je n'avais encore rien lu d'autre d'Hervé Le Tellier. Déjà, la lecture de la liste de ses nombreux ouvrages m'avait réjoui : Sonates de bar, Les Amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, Joconde jusqu'à 100, Guerre et Plaies, etc. Et Pouy puis, il y a aussi : La Disparition de Perek, roman noir dans la série Le Poulpe dirigée par Jean-Bernard Pouy. Rien de très hilarant en soi, sauf qu'Hervé Le Tellier est un des membres à vie de l'Ouvroir de Littérature Potentiel, et que Georges Perec, l'Oulipo,... Alors là je me mets témérairement en danger en avançant que ce titre Eléctrico W m'a fait penser, justement à W ou le souvenir d'enfance.... Et des souvenirs d'enfance, dans ce roman... Alors le titre peut-être...

Qui irait recompter le nombre de  mots dans un roman ? Personne, sinon l’imprimeur ! Pourtant je suis intimement persuadée que Vincent/Hervé dit vrai quand il se vante d’avoir retravaillé son tapuscrit pour qu’il fasse exactement 52 122 mots, parce que 52 122 est… un nombre premier !

J’aime penser qu’il y a plein d’autres petits ou grands mystères, mathématiques ou pas, cachés dans Eléctrico W. Vrais mystères ou fausses mystifications ? Peu importe, j’en suis friande, ils ont fait les délices de ma lecture. Il y a par exemple le nom donné par Vincent Balmer à un personnage qu’il invente (un personnage de roman qui en crée un autre…) : Lena Palmer. Palmer-Balmer, on voit bien d’où vient son inspiration. Il reconnait lui-même que cela sonne comme le nom d’une héroïne de série télé américaine. Seulement on est en 1985, et Laura Palmer n’apparaîtra dans les petites lucarnes de nos livingrooms qu’en 1990 ! Merci, Hervé Le Tellier, pour cet hommage subliminal et anachronique à Twin Peaks et à David Lynch que vous aimez sans doute autant que moi, c'est-à-dire beaucoup !

Une dernière observation sur la structure mathématique plus ou moins cachée d’Eléctrico W. On pourrait, comme on fait pour un programme logiciel, dessiner l’organigramme du roman d’Hervé Le Tellier. Une première case, tout en haut, avec deux personnages seulement (le prologue), puis une branche, de nouvelles cases (nouvelles histoires, nouveaux personnages), et ainsi de suite, d’autres branches, jusqu’au bas de l’arbre programmatique, où toutes les cases sont alignées, toutes les histoires ouvertes. L'épilogue est là pour fermer, une à une, les parenthèses qui ont été ouvertes, les crochets à l’extérieur des parenthèses, les accolades au plus haut niveau. Prologue, épilogue, la boucle est bouclée, toutes les belles histoires ont une fin.

Extrait :

« António n'avait pas plus voulu retourner vers Canard qu'Ulysse vers Pénélope. Qu'était-ce que l'Odyssée, sinon la chronique d'un aventurier qui a aimé Circé la magicienne, la nymphe Calypso, à qui l'on a promis la main de Nausicaa et qui ne cesse, trompant les apparences, de différer son retour ? Un homme qui, la nuit où les dieux le déposent de force sur la plage d'Ithaque, est si furieux de son sort qu'il se livre au plus inutile et sanguinaire des massacres, quand prononcer son seul nom d'Ulysse eût suffi pour que les prétendants s'inclinent. »

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