[danah a dit] des possibles avantages de la prise de risque inconséquente chez les jeunes...
dimanche 31 juillet 2011
danah boyd est aujourd’hui chercheur chez Microsoft Research New England, et chercheur associé au Harvard Berkman Center for Internet. Elle a un doctorat de l’Université de Californie à Berkley en technologies de l’information. Elle réside à Boston, Massachusetts. Elle se sert de son blog pour s’exprimer sur différents sujets de société qui lui viennent à l’esprit. Principaux mots-clé définissant son travail : public/privé, identité, contexte, culture adolescente, réseaux sociaux.
Dans la suite de cette note, je propose ma traduction de son billet (longuement) intitulé
The Unintended Consequences of Obsessing Over Consequences
(or why to support youth risk-taking)
S'inspirant de son expérience personnelle et de l'actualité, danah s'insurge contre l'idée communément répandue que notre société serait de plus en plus souvent mise en danger par les comportements à risques irréfléchis des jeunes, voire des très jeunes.
Quand l’entêtement à vouloir prévoir à tout prix les conséquences
mène précisément à des conséquences non désirées
(ou pourquoi il faudrait faire confiance aux jeunes quand ils prennent des risques)
danah boyd, apophenia, 29 juillet 2011
Les spécialistes en sciences cognitives aiment à rappeler que chez les humains le lobe frontal n’arrive à son développement complet qu’à l’âge de vingt-cinq ans environ. Le cortex de cette partie du cerveau est responsable de notre capacité à mesurer les conséquences de nos décisions, et à imaginer ce que nos actes impliquent pour le futur. C’est ce qui est très souvent avancé pour expliquer que les ados (et de plus en plus souvent les étudiants) ne sont pas équipés psychologiquement pour être raisonnables. De cela vient l’idée qu’il faudrait surprotéger les jeunes en danger par ignorance des conséquences de leurs propres actes.
Ce raisonnement sous-tend que comprendre les conséquences qu’auront nos actes est *mieux* que de l’ignorer. Je suis loin de croire que cela soit vrai. Quand nous envoyons nos jeunes faire la guerre, nous ne voulons pas qu’ils réfléchissent trop aux conséquences de ce qu’ils auront à faire pour rester en vie (et par conséquent, pour assurer notre survie à nous). Ce n’est pas tant que nous voulions qu’ils tirent et tuent d’abord et posent les questions ensuite, mais surtout nous ne voudrions pas que ces réflexions réveillent leur instinct de survie quand ce seront eux, la cible des tirs ennemis.
La reproduction de l’espèce nous fournit un contre-exemple intéressant.
Il est tout à fait évident que les mères adolescentes ont une réflexion très minimale quant à la conséquence de leur grossesse. A l’opposé, devenir parents ou non, comment et pourquoi, est une obsession commune chez les trentenaires. Les politiques de démographie sont le résultat de cette préoccupation constante des conséquences, mais je ne suis pas assurée que cela soit au final un bien pour les enfants, ni pour les parents. Dans l’absolu je crois que c’est l’espèce humaine qui est gagnante quand aucune régulation de la natalité n’est exercée, mais que c’est la planète (en tant qu’écosystème fragile menacé par la surpopulation) qui bénéficie des efforts de régulation exagérés. Enfin, c’est ce que je crois.
La créativité est un autre domaine intéressant. On dit des personnes âgées qu’elles deviennent de moins en moins tolérantes dans leurs façons de penser, en vieillissant. Cela m’amuse d’entendre des mathématiciens débattre sur la possibilité ou non pour quelqu’un qui n’aurait pas réussi à percer dans la recherche avant trente ans, de pouvoir encore le faire après quarante. Évidemment dans les technologies de l’information, nous avons l’obsession de la jeunesse. Par bien des aspects, cette obsession est attachée à la prise de risque, à l’occultation du futur.
En vieillissant, je déplore que mon esprit devienne de plus en plus “conservateur” (mais pas au sens politique du terme). Je deviens plus stratège dans mon mode de pensée, je me méfie plus souvent des gens qui se jettent à l’eau, comme ça, pour voir. Il m’arrive de plus en plus souvent d’avoir à clouer son bec à la sale petite voix de la trouille, de l’anxiété et de la névrose. Je me revois plus jeune, je réalise combien j’étais fofolle, et je rigole quand je me souviens de ce que certaines de mes idées les plus ridicules m’ont rapporté, en bien. Je me surprends à réfléchir longuement aux conséquences avant de prendre un risque, et cela me met en rage contre moi-même car jusqu'ici je me flattais d'être particulièrement efficace dans la prise de décision "au doigt mouillé". En clair, je me sens vieillir, et ça me fait flipper.
La plupart du temps on est incapable d’avoir un jugement indépendamment de l’état d’esprit dans lequel on se trouve à un moment donné. C’est pourquoi je peux maintenant parfaitement comprendre que les personnes qui ont subi la modification de caractère que j’observe sur moi-même, puissent être horrifiés par le comportement de prise de risque chez les jeunes. Bien sûr il y a des gens âgés qui sont respectueux des réalisations de certains jeunes gens qui changent la société. Mais puisque tout le monde ne deviendra pas Mark Zuckerberg, la tendance à surprotéger (voire à confiner) les jeunes l'emporte sur la confiance et l'encouragement de leurs prises de risques radicales. Il faut dire qu’un comportement à risque conduit rarement à la création d’une société valorisée à un milliard de dollars ! C’est triste à dire, mais la prise de risque n’est pas payante, dans le plus grand nombre des cas. Pourtant le risque et le succès font bizarrement toujours partie d’un même alliage. C’est exactement le même état d’esprit qui me conduisait d’un côté à faire des trucs imprudents, voire carrément dangereux ou illégaux, et dans le même temps à faire très attention à ne pas braquer contre moi l’institution dont dépendait la réussite de mon parcours professionnel. Cela explique que je ne regrette aucune des pires idioties que j’ai pu faire étant jeune. Je reconnais que j’ai aussi eu la chance inouïe de ne jamais me faire choper.
Il est généralement admis par notre société que la prise de risque assortie de l’insouciance quant aux conséquences est une chose mauvaise, en soi. Cela me chagrine et m’inquiète. Nous avons besoin d’une pensée radicale pour résoudre la plupart des grands problèmes mondiaux. Faire la différence entre ce que les adultes jugent comme des comportements à risque positifs, et d’autres qui seraient négatifs, est très difficile, à mon avis. Combien d’intellects brillants seront-ils détruits parce qu’ils auront été punis pour avoir défié l’autorité par leurs conduite radicale ? Combien de génies seront-ils étouffés parce que leur comportement aura été jugé stupide ? C’est trop facile de tomber dans le manichéisme bon/mauvais quand le seul critère à considérer, c’est : quelles seront les conséquences ? Aucun progrès n’a jamais été réalisé en appliquant strictement les règlements. Il faut sortir du cadre légal pour créer une société meilleure. On ne pourra pas y arriver si on s’en tient à ne réfléchir qu’aux seules conséquences de nos actions.
Je ne milite pas en faveur de l’anarchie. Trop vieille pour ça. Mais je prétends que nous devrions reconsidérer cette pseudo certitude selon laquelle les gens réussissent mieux dans la vie quand ils ont la capacité d’anticiper toutes les conséquences de leurs actes. Autrement dit que le bien-être social ne peut être atteint que lorsque tous les individus en sont pourvus. Pour moi, il y a évidemment des avantages et des inconvénients à la mise en perspective, et si il y a quelques cas pour lesquels envisager le futur est constructif, il y a aussi d’autres cas où cela ne l’est pas. Surtout, je crois aussi qu’il est très dommageable de surprotéger les jeunes jusqu’à l’âge adulte.
Voilà, c'étaient juste quelques réflexions à faire mûrir.... pendant vos vacances !
danah boyd
29 juillet 2011