[rebounds] du jazz, du vrai
jeudi 16 juin 2011
avec par ordre de citation : Sam Woodyard, Duke Ellington, Marcel Zanini, Marc-Edouard Nabe, Louis Mazetier, Jimmy Gourley, Paul Gonsalvez, Stan Getz, Kenny Clarke, et quelques autres...
C'est sur le blog ami de Charles Tatum que j'ai découvert, après lui, cette vidéo étonnante où l'on voit un saxophoniste piquer un roupillon pendant le solo de batterie de Sam Woodyard (4:00) sur Perdido de Duke Ellington ! J'ai déjà raconté ici l'histoire de Sam et Marcel, mais la diffusion de ce petit film a fait des ricochets qui m'ont remis en mémoire le guitariste Jimmy Gourley. Vous allez voir comment, et pourquoi cela m'amène à livrer dans la suite du billet un nouvel extrait (long) du journal intime de Marc-Edouard Nabe !
rebound : ricochet (en anglais)
Au bout de quelques fois, je reconnaissais aussi une dame de ma génération, très attentionnée avec Marcel. Un jour je lui demande si elle est son agent ! Elle rit gentiment : non, c'est un ami très cher, il m'a beaucoup aidée à la mort de mon mari, guitariste de jazz, me dit-elle. Elle me dit aussi qu'elle est professeur d'histoire géo à la retraite et qu'effectivement, elle vient depuis très longtemps chaque mois prendre un bain de swing, d'amitié, et de jouvence, en écoutant Marcel et ses musiciens. Nous échangeons sur nos goûts musicaux, elle me parle de l'association La Maison du Duke, me conseille le pianiste Louis Mazetier, et propose de m'envoyer un mail d'annonce de son prochain concert de piano stride à la salle Cortot.
J'apprends ainsi son nom : Rolande Gourley.
Le mois suivant, nous partageons toutes les deux la table des Etaix, et j'entends Pierre qui, parlant du mari de Rolande, le nomme : Jimmy. C'est alors que m'est revenu le souvenir de Jimmy Gourley, extraordinaire guitariste américain que j'avais entendu en concert dans les années 80 ! Ce soir-là, nous évoquons aussi Sam Woodyard et la généreuse solidarité de Marcel pour son vieil ami batteur expatrié à Paris.
Quelques jours plus tard, je découvre la fameuse vidéo (merci le web 2.0 !). Je la fais passer à Rolande qui aussitôt me fait part de son étonnement car dit-elle, elle ne connaissait pas ce film. Par contre, elle avait identifié le dormeur : Paul Gonsalvez !
Mardi soir, nous avons reparlé de cette vidéo, qu'elle-même avait diffusée auprès d'amis connaisseurs, qui ne la connaissaient pas !
Intriguée, elle avait cherché et retrouvé le film intégral du concert. Le malheureux Paul Gonsalvez n'avait pas dormi que pendant Perdido ! Dans le premier set déjà, le Duke avait essayé de ramener son musicien à la conscience en lui distribuant plusieurs chorus de suite. Peine perdue, celui-ci sous l'emprise de l'alcool, de la drogue, du surmenage (ou des trois !) avait définitivement plongé dans un coma dont le chef d'orchestre n'avait plus tenté de le tirer, jusqu'à la fin du concert !
Rolande se souvient aussi que Jimmy Gourley lui avait raconté que jouant à l'Olympia avec Stan Getz, ce dernier aussi s'était endormi. Kenny Clarke l'aurait réveillé d'un grand coup de baguette !
Rolande me demande si je sais que Nabe (présent dans l'orchestre mardi soir aux côtés de son père, comme à l'accoutumée) avait tenu à ses débuts, le rôle de présentateur dans les concerts de plusieurs jazzmen au club "21" qui n'existe plus aujourd'hui. Oui, effectivement, il le raconte en détails dans son journal intime. Voici le speech que Marc-Edouard Nabe (25 ans) avait prononcé pour présenter Jimmy Gourley, en concert le lundi 19 septembre 1983 :
“ Si c'était un compliment, je dirais qu'il est devenu en trente ans un musicien français : je préfère vous rappeler, Mesdames et Messieurs, que c'est de Chicago que nous vient Jimmy Gourley. Paris n'en est que le dépositaire. Il fut un temps où les rues d'ici étaient hantées — au même moment — par des êtres d’anthologie : Bud Powell, Don Byas, Lester Young... D'ailleurs, chaque fois que je vois Jimmy Gourley, je pense à Lester Young. C'est une sorte de souvenir imaginé qui me revient à la gorge. Jimmy par son allure était vraiment le ministre le plus chic du Président. Certes tous les James sont distingués, mais Mister Gourley a fait en plus un noeud papillon à son ironie, et ça se voit. Lester devait apprécier la gentillesse amusée de ce guitariste titulaire. Quand le plus grand saxophoniste du monde disséminait les dernières bulles tragiques de sa destinée présidentielle, Jimmy Gourley était là pour remettre au Chef de l’État du jazz des dossiers de swing et des accords de base.
Ce travail, Jimmy Gourley devait le poursuivre jusqu'à ce soir où sa musique est venue vous écouter. Son ministère est celui de l'électricité et de la communication. La guitare n'est pas un instrument : c'est une charge, et l'abondance actuelle des guitaristes nous enseigne la vigilance. Un jour, on s'apercevra que plus personne ne sait jouer de la guitare. Trois mille escrocs grattouillent les tripes tendues de ce grand poisson : pas dix artistes n'en extraient les arêtes que la musique exige. Et c'est bien ça ! Jimmy Gourley trie des arêtes, et comme un long chat du jazz qu'il est, il fouille la bête, et sans se salir, en dépouille les plus subtiles charpentes. Ses doigts se déplacent sur les cordes comme sur les clés d'un saxophone. Jimmy Gourley souffle sur son manche, et des grappes s'en échappent, des grappes de charme : ce raisin électrique vous enivrera. Ne soyez pas étonnés de l’entendre chanter. C'est parce qu'il a réussi à avaler Charlie Christian. Les autres guitaristes l'ont tous encore en travers de la gorge, ça les empêche de se gratter les cordes vocales. Jimmy chante avec le pouce : son médiator est plus bas : il décoche des virgules près des ouïes. Les standards aiment ça.
Il vaut mieux être seul que mal accompagné. Mais il vaut mieux encore être bien accompagné que seul. On peut dire ce soir que Jimmy Gourley jouera à l'ombre d'un grand chêne : pas d'insolation possible, Pierre Michelot veille. Un grand bassiste ce n'est pas autre chose qu'un arbre. Michelot, c'est la basse absolue. Tout diapason prés de lui est faux. Le "la" n'est qu'un canard. Il suffit de le dire. Sa ligne de basse n'est pas seulement à haute tension,elle est aussi comme celle d'un paquebot, une ligne imperturbable qui relie les terres de la Justesse aux îles du Swing.
Le troisième musicien de ce groupe s'appelle Philippe Combelle. C'est lui qui tiendra le cabinet ministériel de la batterie. C'est un vieux complice, mouillé dans les affaires du jazz depuis deux générations et qui n'est pas prêt de se faire pincer. Philippe Combelle est un de ces batteurs notoires dont la maturité renforce le bouquet. C'est une espèce de bourgogne de la batterie pour qui l'âge joue, tout à fait indiqué dans une rythmique de cérémonie pour accompagner un trompettiste de race ou un saxo bien fait.
Mais Jimmy Gourley est prêt. Vous voilà donc dans l'imminence de ce trio du jazz, du vrai. Profitez-en : dans cinq mille ans ces mots ne voudront plus rien dire. "
Dans son Journal, Nabe note aussi : " Jimmy Gourley [est] très amusé par mes interventions. C'est le seul du reste qui me présente et me fait applaudir après mon passage. "
In: Nabe's Dream, pages 109-110
Flying The Coop - Chubby Jackson's Big Band, Jimmy Gourley featuring
correctif gentiment apporté par Rolande dès sa lecture de mon billet :
Paul Gonsalvez n'avait pas plongé dans son "coma" après Perdido, jusqu'à la fin du 2ème set.