[art] quand la télé dépasse la réalité
dimanche 03 octobre 2010
et la fiction, par la même occasion...
L'autre... soir (ou jamais), Frédéric Taddeï recevait Jean-Jacques Aillagon (ancien ministre, président de l'établissement public du Château de Versailles), Laurent Fabius (ancien ministre, député, amateur d'art), Nicolas Bourriaud (ancien co-directeur du Palais de Tokyo, critique d'art) et Marc-Edouard Nabe (écrivain, peintre, musicien) pour un débat sur l'art contemporain.
Plus exactement, la question posée était : Versailles, galerie d'art contemporain ?
Jusque là rien que de très banal. Sauf que, pour qui a lu L'Homme qui arrêta d'écrire, la rencontre en direct d'un auteur avec deux personnalités qui lui ont inspiré des personnages, un décor, et une scène majeure dans son roman : ça ne manquait pas de piquant.
Sans aller jusque là, Frédéric Taddeï était sans doute resté volontairement très discret sur le background de Marc-Edouard Nabe en matière d'art, afin de préserver l'effet de surprise des rencontres, et la spontanéité des réactions sur le plateau. Bien joué !
Fabius, seul, avoua courageusement ne pas avoir "encore" (sic) lu le dernier roman de "Monsieur Nabé" (re-sic).
Je suis pourtant quasi convaincue que ni Aillagon, ni Bourriaud, pourtant concernés au premier chef, n'avaient lu avant l'émission les pages que Nabe a consacrées à l'art contemporain dans son vingt-huitième livre, et dans lesquelles il les met tous deux en scène. Funeste paresse...
Fabius, dans le rôle du cancre, avait bien bâclé son travail : trois misérables citations ou anecdotes genre wikipedia à placer (Manet, Picasso, Madame Pompidou). Ce qu'il a fait, et fort mal à propos pour chacune d'elles ! Hors-sujet !
Évidemment le meilleur élève du plateau, et de loin, c'était Nabe. Exposé bien préparé, bien illustré, brillant mais pas pédant, usant à bon escient de jeux de mots et d'effets divertissants. Du beau travail de pédagogue autodidacte qu'aucun des trois autres débatteurs surdiplômés (j'imagine) n'aurait su égaler. J'ai même cru distinguer une moue de sidération admirative de la part de Fabius lorsque Nabe décrivait le buste de Louis XIV par Le Bernin.
Aillagon, Bourriaud et Fabius se contentèrent le plus souvent de comparer leurs listes d'amis et leurs goûts en matière de peintres et sculpteurs des XIX, XX et XXIème siècles, comme on fait (j'imagine) dans les dîners chics :
- moi, c'est Renoir
- non moi, pas du tout je trouve que Caillebotte est bien meilleur
- et l'expo Monnet... sublime !
- mais Murakami à Versailles, c'est très très faible, très bas-de-gamme ; bon, Koons c'était un peu meilleur, mais moins bon que Veilhan, et caetera...
A la fin de l'envoi, le beau Nicolas Bourriaud semblait se ranger à contre-cœur du côté de Nabe-poil-à-gratter, tandis qu'Aillagon ne se départait pas d'un rictus où se mêlaient l'agacement et le dépit. Fabius, lui, avait l'air satisfait. De lui.
Pour le détail du contenu et le déroulement de l'émission-même, je renvoie aux vidéos sur Dailymotion.
[extraits, nabe] In: L'Homme qui arrêta d'écrire, janvier 2010, pp. 152--183
" Les artistes contemporains produisent des œuvres d'art qu'on ne peut pas juger puisqu'ils se sont positionnés exprès en dehors de tous les critères qui ont prévalu, disons des icônes de Byzance jusqu'aux graffitis de Jean-Michel Basquiat. C'est-à-dire, en gros : le sens de la composition, la grâce du dessin, la puissance de la touche, l'innovation du cadrage, la maîtrise de la matière, sans oublier une vision unique et originale de l'homme et de la nature, une profondeur métaphysique, un sens flagrant de l'infini, bref l'évidence de la beauté universellement reconnaissable sous toues les formes, y compris les plus inattendues à son époque. Tout ça est rejeté en bloc au nom de l'innovation. On contourne la difficulté de créer quelque chose en décrétant que la chose a déjà été créée. "
" C'est ça le chic des richards d'aujourd'hui, d'installer les oeuvres d'art contemporain dans les décors les plus classiques ou le plus rococo possible. Elles y gagnent, évidemment. Le homard en aluminium de Jeff Kouns, suspendu au-dessus du trône de Louis XIV comme une épée de Damoclès, ne peut faire illusion que dans cet environnement confortablement décalé. Si on lui mettait un Brancusi à côté, Le Jeff Kouns serait instantanément expulsé de toute admiration possible.
Foutre un homard géant à Versailles, ce n'est pas du sacrilège puisque les salons de Versailles sont autant de mauvais goût que l'œuvre d'art contemporain qui croit les subvertir. Pour vraiment casser le pompeux des salons hyperfrançais de Versailles, il suffit d'accrocher un Fragonard ou un Watteau qui naturellement dépareilleraient avec le décor qui leur était contemporain. Chaque époque produit des oeuvres qui, replacées dans leur contexte, le détruiraient parce qu'elles sont à cent coudées artistiques au-dessus d'elle. "
" Tous ces artistes contemporains ne sont pas des artistes, ce sont des contre-artistes, ou des contraires d'artistes. Ils se croient des héritiers de Duchamp, mais ils le sont de Boronali, c'est-à-dire l'imposture montée en 1910 par Frédé, le patron du Lapin Agile, qui avait fait "peindre" par la queue de son âne un tableau Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique pour scandaliser le salon des Indépendants. "
" Tous ces "artistes" contemporains correspondent aux pompiers et non aux modernes d'antan, comme ils le croient. Ils sont persuadés qu'ils sont le nouveau Cézanne, mais ils ne sont que d'anciens Meissonnier. Le fait d'être si fort institutionnalisés devrait leur mettre la puce à l'oreille. Lors de l'Exposition universelle de 1889, Gauguin, Emile Bernard et leurs copains n'avaient le droit d'"exposer" que dans le bistrot Volponi, pendant que juste à côté Bouguereau, Dagnan-Bouveret, Gérôme, autant de peintres justement oubliés, triomphaient dans le pavillon officiel. "
" Le grand truc, c'est de transformer des joujoux d'enfant en icônes de l'art. En arrière toute. Régression pour terminus ! Et avec autant de sérieux, plus fort encore, il faut voir comment les œuvres sont reçues par le monde du fric et fourguées aux pauvres riches comme on dit aux pauvres cons. Le trader devient artiste et l'entrepreneur devient collectionneur. Comme par hasard, la première exposition que Aillagond, le responsable de Versailles fraîchement nommé, organise c'est celle de Kouns, car il travaille avec le milliardaire Pinaut pour sa Fondation et c'est un bon moyen de faire monter la cote de popularité de l'homme au homard. Et pas d'inquiétude, le homard que Kouns a suspendu à Versailles n'est pas désespéré comme le homard que Nerval traînait en laisse dans les ruelles de Paris en cherchant le meilleur réverbère où se pendre, enfin.
L'humour est la clé de l'art contemporain. L'humour de certains, et le manque d'humour des autres. "
" -- Je doute qu'on parle de Murakamy dans cent ans comme d'autre chose qu'un phénomène décoratif d'un très ancien art contemporain. "
" -- Mesdames, Messieurs, un instant d'attention, s'il vous plait.
On se retourne. C'est le directeur du Palais de Tokyo, Nicolas Bouriaut. Il est tout près de l'Urinoir de Marcel Duchamp. La fameuse Fontaine signée R. Mutt est là, et on ne l'avait même pas remarquée au milieu de toutes ces merdes... Bouriaut s'est mis debout sur une chaise, il a un papier à la main, son cigare dans l'autre. Je crois qu'on ne coupe pas à un petit discours.
[...]
Fracas d'applaudissements. Bouriaut descend de sa chaise, et recoince comme il peut son cigare dans sa sorte de bouche. Je suis consterné, j'ai besoin à mon tour de prendre une chaise mais pour m'y asseoir, tout près de la Fontaine tragiquement incomprise. Cette violence faite à un des dieux de l'art du XXe siècle n'est pas loin de me terrasser. Zoé me tapote sur l'épaule :
-- Ça va ? me demande-t-elle.
Non, ça ne va pas mais je ne vais pas faire d'histoires. J'en ai assez fait au cours de ma carrière. Et puis je vais encore passer pour un vieux con si je ramène ma gueule sur Marcel Duchamp. Ça me fout pourtant la rage d'entendre de telles conneries. Quelle incompréhension. Duchamp a voulu sortir de la peinture mais pas créer un anti-art, il récusait cette appellation. Pour lui, l'anti-art était autant de l'art que l'art. Il parlait plutôt de l'"an-art", c'est à dire de l'absence d'art. Surtout ne pas créer un groupe autour de ça. Même de Dada, il s'est éloigné, pas de corporation. Putain. Quel sacrilège, ce sont les artistes contemporains aujourd'hui qui blasphèment le plus Marcel Duchamp. L'art contemporain est devenu le seul art possible, académiquement permis, obligatoirement encouragé par l'institution. C'est du faux anti-art et encore plus de l'anti-an-art, car il ne se révolte pas contre la société artistique de son époque, comme l'a fait Duchamp avec ses premiers ready-made, au contraire, il ne veut que prolonger et renforcer les horreurs de la société conformiste, matérialiste, conventionnelle, dirigiste, spéculative, triste et toc. "