[extrait] journal d'un blogueur, didier goux
[citation] flaubert, le bohémien et le bourgeois

[extrait] la valise du passé

In: Les Braban, roman de Patrick Besson, prix Renaudot 1995

image volée sur google (pub pour une eau minérale...) " Papa évoquait souvent sa propre mort. Ce qu'il y avait de difficile dans la vieillesse, selon lui, c'était qu'on pensait tout le temps à la mort. Le reste - maux de dos, troubles digestifs, palpitations cardiaques - ne le dérangeaient pas. Les vieux regrettent leur jeunesse, disait-il, non parce qu'ils étaient jeunes, car les jeunes sont malheureux et ont de bonnes raisons de l'être, mais parce que dans leur jeunesse ils ne pensaient pas à la mort. La plupart d'entre eux imaginaient même qu'elle n'existait pas. Les vieux ont la nostalgie de l'insouciance et l'impression que s'il pouvaient se débarrasser de la pensée de la mort, ils se débarrasseraient de la mort elle-même.

Bien que tous soient sur le point de disparaître, ils sont persuadés que s'ils retrouvaient le sentiment d'éternité qu'ils avaient quand ils étaient plus jeunes, ils deviendraient éternels, ou plutôt le redeviendraient car ils pensent qu'entre zéro et trente ans ils l'ont été, éternels, et que c'est parce qu'ils n'ont pas protégé, entretenu, conservé ce sentiment qu'ils vont mourir. Ils se disent que s'ils meurent c'est parce qu'ils n'arrivent pas à ne pas penser à la mort et donc que c'est leur faute. Ils se sentent coupables de mourir comme un alcoolique se sent coupable de boire après un an d'abstinence. Ils ont honte de mourir comme on a honte de tomber de vélo devant ses enfants. Ils sont furieux de mourir comme on est furieux d'avoir oublié son portefeuille dans une station-service de l'autoroute.

La deuxième chose qui, aux yeux de papa, gâchait la vieillesse des gens, période qui devait être un moment de grâce pure, l'antichambre exquise du Paradis, puisque l'amour et l'amitié ont été accomplis et les crédits remboursés - grâce au Ciel, disait mon père, on ne prête plus d'argent aux vieux -, était le poids du passé. Le passé d'un homme est une grosse valise dans laquelle s'accumulent chaque année des objets d'inégale valeur. Au bout de quatre-vingt deux ans, disait mon père, cette valise est tellement lourde qu'on ne peut plus la soulever. On passe ses journées à la regarder, à tourner autour, à l'ouvrir, à sortir les objets, à les examiner, à les tripoter, à s'attendrir dessus. Notre passé nous fascine au point qu'on finit par entrer dedans - et la mort, disait papa, c'est quand il se referme sur nous car - c'était une de ses formules préférées - "la valise du passé ne s'ouvre que de l'intérieur". Là encore, le mourant se sentira coupable. Juste avant de rendre l'âme, il se dit qu'il ne fallait pas penser tout le temps à cette valise, ne pas la regarder, ne pas l'ouvrir, faire comme si elle n'existait pas, faire comme avant, quand nous étions jeunes, et qu'elle était petite, légère, posée avec négligence à côté de nous sur la banquette d'une brasserie, abandonnée dans le couloir de l'appartement des parents de notre petite amie, une valise dont on ne sentait pas le poids, dont on ne distinguait ni la forme ni la couleur, tant elle était anodine et immatérielle. On avait presque plaisir, de temps en temps, à jeter un regard épanoui à cette modeste chose qui, dans son insignifiance, semblait sourire. On était content de notre court passé, qui comportait un ou deux chagrins d'amour, des examens réussis, des voyages en Hollande et au Luxembourg, une voiture d'occasion et ce premier argent qui nous fait croire que nous sommes riches puisque nous pouvons enfin acheter des disques et des livres. Que s'est-il passé - se demandaient chaque jour, selon papa, tous les vieux de la terre - pour qu'un bagage à main élégant et pratique soit devenu en quelques années une vieille malle noire intransportable qui s'apprête à nous avaler ? Après un certain âge, concluait mon père, il faut se creuser la cervelle pour se souvenir d'un moment où, dans notre vie, le temps nous a paru long, tant son essence nous semble désormais celle d'un courant d'air ou d'un battement de cils."

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