[extrait, nabe] yves saint laurent déjà ailleurs
samedi 03 avril 2010
" C’est vrai, je repère tout un tas de célébrités, et même des légendes. “Tout un tas”, c’est tout à fait ça, tant elles semblent entassées dans cette pièce obscure d’un autre siècle. Et elles sont attablées comme si elles n’étaient pas là pour dîner mais pour faire tourner les tables. La table devant nous, c’est celle d’Yves Saint Laurent, avec son chien qui bien que monstrueux, l’est moins que lui.
Un vrai pape de la Renaissance malade sur fauteuil roulant... Son col de chemise maintient comme il peut une tête énorme et penchée, passant selon ses reliefs gonflés du livide au rouge sang, et sur laquelle s’accrochent de grandes lunettes déjà embuées de derniers soupirs. Son corps tout boursouflé aussi donne au plus mythique couturier vivant de France un aspect d’éléphant de mer déjà ailleurs, de morse absent...
- C’est devenu le dernier endroit où on peut voir encore l’ancien monde... dit Jean-Phi en me regardant. Toi qui aimes le passé, ici il est encore présent.
- Il n’aime pas particulièrement le passé... me défend Zoé.
- Écoutez le son des conversations, nous fait remarquer Jean-Phi, c’est très particulier...
Il a raison, les paroles frissonnent très légèrement, comme si elles sortaient de feuillages agités par le vent dans les arbres...
- Et regardez ces gens, continue Jean-Phi, ils descendent au Mathi’s comme des voyageurs en escale. Avant de monter au ciel, les morts imminents reprennent leur souffle dans cette salle d’attente... Pour ma génération, c’est personne, mais je sais qu’ils représentent un monde où régnait un certain esprit, le fun à la française, qui n’existe plus... "
In: L'Homme qui arrêta d'écrire, roman de Marc-Edouard Nabe, marcedouardnabe.com, janvier 2010, 686 pages, 28 euros
voir aussi mes billets plus anciens (depuis 2005) autour l'oeuvre et de l'actu de Marc-Edouard Nabe : dans la catégorie nabe