Ca, c'est Paris !
De deux choses lune

[Charles le bellevillois] La bataille de Berlin, avril - mai 1945

Episode précédent : Déporté pour le travail forcé, 1942-1945
Premier épisode : Charles de Belleville

Le 20 avril, la bataille finale débuta et la colossale artillerie soviétique, concentrée, pilonna le quartier.

Berlin1945 Dans la nuit du 29 au 30 avril, nous fûmes enfin délivrés par deux soldats russes qui s'annoncèrent en tirant une salve de mitraillette dans l'escalier. Je criai quelques mots en russe « Tovaritch ! Franzouski ! ». Chaleureux, élégants, jeunes, ces play-boys soviétiques nous firent évacuer la cave après force embrassades et exclamations joyeuses. Dehors, c'était la nuit, la bataille continuait très proche. Il y avait beaucoup d'autres soldats de l'Armée Rouge, bien moins sympathiques et même patibulaires. Ils nous chassèrent assez brutalement vers le sud. L'un d'eux s'empara de ma montre-bracelet. Au matin, je parvins à la voie express ouest-est qui contournait Berlin par le sud. Là nous fûmes à plusieurs, requis pour déblayer et remettre en état un pont routier. Je pus m'esquiver dans l'après-midi et, la chance aidant, trouver un vieux vélo de dame, abandonné dans un fossé. Je pédalais dare-dare en direction du sud-ouest, vers l'Elbe et les territoires contrôlés par les Américains.

Las ! Le second jour, je fus à nouveau « embauché » par l'Armée Rouge comme brancardier dans un hôpital sous tentes, pour y transporter des blessés. Comme au soir, ils ne se souciaient ni de me nourrir, ni de m'héberger, je profitai d'un moment de calme pour filer, retrouver mon vélo et mes affaires où je les avais remisés, et je pédalais dans la nuit. Le 1er mai, les Russes étaient tous ivres dès le matin. Les Allemands en avaient peur. Une jeune femme avec son bébé, rencontrée sur la route, en forêt, me demanda de les escorter pour la rassurer. Je dormis dans leur maison forestière isolée et pus manger quelques pommes de terre qu'elle fit bouillir. Reparti au matin, je rencontrai trois jeunes autres français poussant un chariot chargé de leurs affaires. Ensemble, nous fîmes étape dans une ferme abandonnée subitement par ses habitants, à la lisière d'un village – Trebbin ? – Nous y trouvâmes de la nourriture en abondance et pûmes nous reposer. Notre sieste fut brutalement interrompue par des explosions et des tirs : de la forêt, à cinq cents mètres à peine, s'avançait une ligne de soldats allemands, mitraillette au coude. Les chars Russes évacuaient le village à toute allure. Abandonnant les valises, ne gardant que le strict essentiel, nous nous séparâmes en courant.

Et je pédalais derechef : direction, toujours sud-ouest !

J'avais confectionné un petit drapeau tricolore, arboré sur le guidon du vélo, pour ma précaire sécurité. Le lendemain, ce drapeau me valut d'être hélé en bon français par un sympathique lieutenant soviétique. Après de cordiales salutations, il se présenta comme historien, fonctionnaire dans le civil, au musée de l'Ermitage à Leningrad. Enfant, il avait eu une gouvernante française. Il m'emmena sans tarder, chez le maire du village, un gros et riche fermier à qui il donna l'ordre de me loger et de me nourrir. Plutôt content, ce dernier m'installa un canapé dans le couloir qui barrait l'accès à la chambre où dormaient les femmes de la famille. En cas d'intrusion russe, j'étais censé protéger ce gynécée. Je n'eus heureusement pas à affronter pareille situation, mais j'avais hélas, depuis plusieurs nuits, pu entendre les cris que déchaînaient les pillages, les viols et brutalités subis par les civils. Au matin, le lieutenant russe m'apporta un pavé de miel et je déjeunai comme jamais depuis longtemps. Bien repu, je fus aussitôt embauché pour la troisième et dernière fois par l'Armée Rouge ! Mais comme interprète cette fois. Il avait pu constater que je m'exprimais bien en allemand. Cela dura une semaine. Je m'asseyais à la Kommandantura, à côté du lieutenant et de son capitaine, et les palabres commençaient, interminables. On recevait des Allemands convoqués ou venus se plaindre. Je traduisais en français au lieutenant qui restituait en russe à son chef… et retour. Pour rien : des refus, quelques rares consolations, des interrogatoires sans issue, des ordres sans suite.

Je prenais avec les Russes, le repas de midi : une extravagante soupe où toutes sortes de  viandes se mêlaient à tous les légumes possibles et que surnageait une couche d'un bon centimètre de beurre et de graisse fondus. Pour boisson, du schnaps, rien que du schnaps ! Au sortir de table, l'Armée Rouge, congestionnée, tenait difficilement debout. Et là-dessus, survint la célébration de la Victoire du 8 mai ! Je pus finalement quitter mon employeur et reprendre la route après cette semaine noborative. Il m'avait fait quelques confidences, notamment sa surprise en constatant que les Allemands vivaient tous dans un confort bien supérieur à celui des Russes, inconnu de ces derniers à qui l’on faisait croire tout le contraire…

Et je pédalais à nouveau, direction l'Elbe !

Encore un jour ou deux et le vélo rendit l'âme : la pédale usée m'avait lâché sur la route de Treuenbritzen (?). Je tombais alors sur une importante colonne de prisonniers de guerre français. Ils étaient fort bien organisés avec des charrettes traînées par des chevaux, pour les invalides et les bagages. Mon pavé de miel fit merveille quand je le proposai pour soigner un des leurs malade, atteint d'une très forte angine. Nous fîmes étape dans une grange et, l'état de leur camarade s'étant amélioré, je fus quasiment adopté par la troupe. Le lendemain ou surlendemain, après un grand conseil préparatoire, la colonne se remit en route pour franchir, enfin, l'Elbe. Nous avions appris que seuls pouvaient passer les prisonniers de guerre. Les travailleurs déportés seraient eux regroupés par les Soviétiques et rapatriés par l'URSS, via Odessa, après la remise en état des voies ferrées. Je portais déjà un pantalon kaki. Mes amis me prêtèrent une vareuse militaire, un calot à pointes et une gourmette d'identité. La colonne se hâtait joyeuse. Soudain, un grand silence s'établit. Nous défilions devant un abominable spectacle : sur le seuil d'une petite maison paysanne, un tas pyramidal de cadavres empilés sur une mare de sang. Toute la famille : les vieux en dessous, les enfants et les bébés tout au sommet…

La traversée du fleuve se fit enfin. La colonne s'était fièrement redressée et par quatre, au pas cadencé, avancée jusqu'à un pont effondré. Chevaux et charrettes furent abandonnés aux Russes qui nous comptèrent très sérieusement. La descente sur les éboulis du tablier fut prudente malgré la hâte de chacun. À la remontée, l'accueil américain parut fort désinvolte. Passés sur la rive américaine de Wittenberg – ou Zerbst ? – toujours en colonne par quatre, au pas, nous étions dirigés sur une caserne. Tout en
marchant, je rendais à qui son calot, à un autre sa vareuse, et au troisième sa plaque et sa gourmette… et je pris discrètement la tangente, dans la rue, en leur adressant un chaleureux et reconnaissant « merci », recevant en retour leurs « au revoir » fraternels.

Je me présentai au camp de travailleurs étrangers d'une immense usine chimique desservie par un réseau ferroviaire gigantesque. Les baraques en étaient occupées par des travailleurs déportés de toute l'Europe. En transit, tous attendaient comme moi, leur rapatriement. Il y avait là beaucoup de Russes et d'Ukrainiens qui se saoulaient à mort à l'alcool méthylique, puisé à discrétion aux robinets des citernes. Je m'installai dans une baraque de Français. L'armée américaine ravitaillait tout le monde avec ses surprenantes rations individuelles pour soldats. Nous nous émerveillions devant ces paquets paraffinés et les surprises inattendues qu'ils contenaient : du café soluble, du fil et une aiguille ! Je ne sais plus combien de jours, je dus attendre là. Des camions vinrent enfin nous embarquer pour nous répartir à Zörbig-bei-Halle, entre Elbe et Mulde, dans une zone que les Américains allaient bientôt abandonner aux Soviétiques ! Nous étions quatre ou cinq chez un facteur d'orgues. Les patrons, un couple de vieux artisans, nous hébergeaient dans le local abandonné par leurs propres ouvriers étrangers. Plutôt sympathiques, ils nous faisaient la cuisine avec la nourriture obtenue des Américains et, après dîner, le patron nous jouait quelques morceaux à l’orgue.

Une bonne semaine s’écoula et les camions américains revinrent nous chercher avant que n’arrivent les Russes. Ils nous déposèrent dans une gare de triage près de Halle. Là, la pagaille régnant, nous apportâmes, à quelques-uns, notre aide et, presque toute la nuit, je tapais à la machine à écrire, des listes d’embarquement. Nous montâmes le lendemain, dans un wagon de marchandises avec une petite escorte américaine pour le ravitaillement. Le voyage par Kassel et Francfort s’éternisa sur des voies en réparation. Le ravitaillement américain, conserves de « meat and vegetables », ne me convenait pas après les soupes aux kohlrabis et le bortsch. Je fus ravagé par la dysenterie durant tout le trajet. C’est dans le brouillard de la fièvre que je me souviens de l’aide dévouée de camarades, et de gamins faméliques courant à côté des wagons pour mendier des gâteaux secs américains, ou bien encore, de discussions politiques bien gauloises qui se passionnaient en croissant, à mesure que l’on se rapprochait de la France.

À l’arrivée au camp de triage de Dombasle (Meurthe et Moselle), j’allais mieux, mais j’avais encore maigri : quarante-trois kilos pour mon mètre soixante-douze. Le soleil m’avait hâlé, ridé, mes cheveux avaient blanchi à force de désinfections au DDT et l’on ne voulut pas croire que je n’avais que vingt-quatre ans ! Heureusement, j’avais conservé des papiers d’identité. Chose inattendue en France, les examens médicaux, interrogatoires et formalités me parurent efficaces et rapides. J’ai par contre peu apprécié qu’au soir, des porteurs de brassards tricolores, paradant, aient tenu à nous « présenter » de pauvres filles tondues, peintes de croix gammées et habillées d’uniformes de la Wehrmacht.

Enfin,  nous reprîmes un train normal de voyageurs pour Paris où, arrivés tard dans l’aprèsmidi, nous fûmes retenus au REX sur les Grands Boulevards, pour un « accueil artistique » et du vin chaud, impatiemment supportés et très chahutés. Tard dans la nuit du 2 juin, je sonnais à la porte de mes parents, rue de Belleville ettombais dans leurs bras.

[à suivre]

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