[Charles le bellevillois] Déporté pour le travail forcé, 1942-1945
vendredi 23 mars 2007
Episode précédent : Paris envahi, 1940-1942
Premier épisode : Charles de Belleville
“ Ich bin ein Berliner ”, J.-F. K.
L'inquiétude crût progressivement dans les usines après le tristement célèbre discours de Laval, en mai 1942. Dès juin, dans la presse, la radio, se développa la campagne de propagande en faveur de la relève des prisonniers par les ouvriers. Cela s'organisa vite et fort, le volontariat échouant. Les directions des entreprises obéissaient sans discussion à leurs organisations professionnelles patronales et à l'administration gouvernementale de Vichy. Sommées par les ministères et l'Inspection du Travail, elles dressèrent en peu de temps, les listes de départ et, police aidant, les trains bourrés d'ouvriers désignés, partaient dans les quarante-huit heures.
Jeune célibataire, je fus hélas de la première liste. Je refusais de signer le contrat présenté, lequel fût aussitôt et sans hésitation, paraphé par l'Inspecteur du Travail présent . Dans la confusion de l'arrivée à Berlin, je me promus moi-même, dessinateur industriel. Plutôt qu'être le tourneur qualifié offert par Laval à l'industrie de guerre allemande, autant faire l'apprentissage du dessin industriel qui me sera utile et me procurera un confort relativement meilleur que les ateliers.
Le 3 décembre 1942, je me retrouvai dans un camp boueux de baraques en bois, colonisées par les puces, dans un quartier est de Berlin, Höhenschönhausenerstrasse. Chambrées de seize, châlits à étages, froid et vermine. Le STO a été maintes fois raconté et, à quelques différences près, le sort de 60 000 jeunes français temporairement berlinois ou des 600 000 autres dispersés dans les usines du IIIe Reich, fut presque partout autant détestable : un sur dix ne revint pas. Ils furent décimés par les bombardements, les maladies ou l'anéantissement dans des camps disciplinaires, certains échouèrent dans les camps de concentration .
Je fus donc heureusement affecté à un bureau de dessin, comme calqueur détaillant, d'une grosse entreprise, la Knorr Bremse A.G. qui produisait depuis longtemps des pompes, compresseurs, freins pour locomotives, métros, tramways. Une chance : les travaux de ce bureau ne concernaient que l'outillage d'usinage pour la fabrication de prototypes à mettre à l'essai avant production. Nous ne travaillions que pour des fabrications d'après-guerre, car il fallait bien deux années avant les dernières mises au point. Une vingtaine d'autres dessinateurs et dessinatrices occupaient ce bureau, une douzaine d'allemands ou allemandes, jeunes ou très vieux, trois ou quatre français, deux belges, un Hollandais et, plus tard venu, un prisonnier italien. Dans leur grande majorité, les Allemands se comportaient de façon plutôt amène à notre égard. Dans les ateliers, mes compagnons de chambrée étaient moins bien reçus. Avec une ou deux leçons Assimil par jour, je parvins en moins de trois mois à m'exprimer et même à discuter en allemand, étonnant les Berlinois par mes rapides progrès. Je pus ainsi aider des compatriotes qui ne se sortaient pas de leurs démêlés avec les autorités. C'était le trait dominant chez quelques chefs de l'époque, que de terroriser leur victime par des vociférations. Mais si on les regardait bien en face, en exposant calmement son bon droit, l'aboyeur germanique revenait vite au calme souriant et à une conciliante bonhomie.
En plein hiver 1945, une agitation bouleversa la routine. Des militaires, des ingénieurs inconnus parcoururent le bureau. Il fallait tout arrêter car on créait d'urgence un nouvel atelier. Le plus total secret planait sur la nouvelle fabrication. On chuchotait cependant : ce pouvait être des armes nouvelles. Nous étions alors cinq étrangers dont trois français parmi une douzaine d'allemands. Le travail que l'on nous présentait soigneusement morcelé, était inidentifiable. Rassemblant toutefois, quelques morceaux du puzzle, j'esquissais sur ma planche, en dépit des dénégations, le vague croquis d'une ogive de projectile. Arguant que nous ne pouvions pas oeuvrer au massacre de nos compatriotes, voire de nos familles, je refusais d'exécuter ce travail-là, entraînant mes trois amis dans le refus. Pendant deux jours, les Allemands usèrent de pressions individuelles ou collectives; des menaces furent prononcées : police, camp disciplinaire…, tour à tour des promesses, des conseils « paternels » essayés. Certes, la fin était proche, dans leur majorité les Allemands pressentaient leur défaite. Mais les autorités bien qu'extraordinairement patientes au début commençaient à perdre leur sang-froid en cette seconde journée de grève !
Et le bombardement salvateur survint ! L'atelier secret, tout neuf, ses presses, ses machines furent anéantis, notre bureau d'études dévasté. Au cours du déblaiement, du déménagement vers un autre local, aucune allusion ne fut plus jamais faite au conflit de la veille ! Et le travail courant reprit dans un soulagement général.
En deux ans et demi, je dus subir à Berlin environ trois cent cinquante bombardements alliés. Heureusement, Berlin est immense et tous les raids, anglais de nuit, américains de jour n'eurent pas l'intensité dévastatrice des quelques dizaines d'attaques par mille ou quinze cents forteresses volantes. Une tempête de feu ne put jamais s'étendre, comme à Dresde, à toute la ville protégée par ses larges avenues et vastes parcs. « Zittertal am Spree », la Tremblote sur Spree ! L'humour berlinois, la sarcastique ironie
dont les Berlinois ne se sont jamais départis, leur faisait ainsi surnommer leur capitale ravagée.
En fait de tremblements, ceux-ci s'emparèrent de moi en décembre 1944, dès que retentissaient les sirènes. Les carences de la sous-alimentation, le sommeil haché, le froid devaient être pour quelque chose dans ce désagréable conditionnement. Ces tremblements duraient à peu près aussi longtemps que l'alerte, débutaient par les mains, gagnaient les jambes. J'en éprouvais à la fois honte et inquiétude. Ils disparurent après quelques semaines. Heureusement à temps, juste avant les dernières péripéties autrement effrayantes de la bataille finale. Mais j'aurais pu clamer : « Ich bin ein Zittertaler ! ».
Début 1943, il n'y avait pas d'alerte de jour. Pour les centaines de travailleurs étrangers du camp, les descentes à l'abri étaient peu nombreuses et, durant des heures, la ronde ronronnante de quelque Mosquito anglais, indécelable dans un ciel balayé par les projecteurs, troublait à peine la nuit, sauf à nous priver de sommeil. Ces raids de la RAF se réduisaient au spectacle : lente descente des « arbres de Noël » multicolores des marqueurs parachutés, précédant le déversement des bâtons incendiaires et, en final, la formidable explosion d'une bombe soufflante, plus ou moins lointaine.
Nous étions contraints par les gardiens du camp, à nous abriter précairement dans une tranchée pare-éclats, en zigzag, creusée à un mètre dans le sable, couverte de plaques de ciment et talutée avec les déblais. Une nuit presque calme du printemps 1943, un des bâtiments d'ateliers de l'usine fut touché par une bombe unique. Traversant les dalles effondrées, les lourdes machines s'écrasèrent dans la cave où s'abritaient les travailleurs de nuit. Il n'y eut qu'un seul mort, un jeune Français nommé Besserve. Récemment arrivé, mal connu, timide, effacé, il était toujours enveloppé dans son loden gris. Il eut un enterrement religieux discret dans une petite église de Lichtenberg et fut inhumé dans le cimetière attenant. Quand nous voulûmes, un an plus tard, fleurir sa tombe, elle avait disparu : le cimetière était ravagé par les bombes.
En 1944, l'usine fut de nouveau atteinte, de jour cette fois. J'étais descendu à l'abri dans la cave d'une tour d'ateliers. Les palpitations de l'éclairage, les chutes de poussières, de plâtras accompagnaient les impacts des bombes sur le voisinage. Un choc formidable, un fort ébranlement du sol et des murs, plus de lumière et bientôt l'eau suinta, nous montant aux chevilles puis aux mollets. Une forte odeur de gaz envahit la cave. La porte d'acier était bloquée et résistait à toutes les tentatives d'ouverture. La panique n'était pas loin. Quelques paroles de sang-froid réussirent à rétablir le calme. Mais le temps paru bien long avant que
nous fussions dégagés. Nous ignorions que le monte-charge qui contenait un wagon russe – les plus grandes dimensions – chargé de matériaux était retombé en chute libre dans sa fosse d'ascenseur, depuis le huitième étage, à quelques mètres de nous ! Et que les gazomètres voisins, effondrés, répandaient leur gaz et leur eau. Toujours la chance, plus de peur que de mal !
La tranchée pare-éclats du camp fut, de jour, au début 1945, marquée par un drame. Une bombe explosa à courte distance et fit plusieurs victimes, parmi les imprudents restés dehors « pour voir ». Parmi elles, un tué, un français surnommé « Pépère » car il était quinquagénaire. Deux ans plus tôt, il avait été requis malgré son âge, à la place de son fils défaillant. À diverses reprises, le camp fût touché par les bâtons incendiaires et, au printemps 1944, ma baraque brûla en mon absence. Je changeais de camp, n'emportant qu'une petite valise rescapée. Je n'avais plus comme linge et habits que ce que je portais sur moi. Les Allemands étant seuls secourus, je dus à quelques amis charitables – dont des Allemands – et au dernier colis familial, d'être pourvu du minimum indispensable.
Faute de baraque, on nous relogea à Rummelsburg, dans une sorte d'hospice pour clochards et… filles de joie internés. Nous n'y restâmes que quelques mois à notre regret, car il était bien plus confortable que les baraques en bois, bien qu'envahi de punaises au lieu des puces. Là, lors des alertes, nous avions le choix entre les caves peu sûres ou, de l'autre côté de la rue, un long tunnel piétonnier, sous les voies ferrées de la gare de triage. Nous y restions assis, encapuchonnés d'une couverture, serrés au coude à coude, le balluchon de nos affaires sur les genoux. Cette fois là, une bombe soufflante atterrit sur la chaussée, non loin de l'entrée du tunnel. Bien que le choc ait été d'une inimaginable violence, il n'y eut aucun blessé grave. Balayé cul par-dessus tête sur plusieurs mètres, je fus protégé par la couverture.
En février 1945, refoulés une fois de plus, nous dûmes quitter le camp de Rummelsburg et je fus autorisé à louer une chambre privée, chez une logeuse, en plein centre de Berlin, Grossbeerenstrasse, à proximité du canal de la Landwehr, non loin de la gare d'Anhalt. Les bombes tombaient toujours, sans alarme bientôt. Aux détonations, nous nous précipitions dans la cave de l'immeuble où certains locataires, des femmes avec des enfants vivaient en permanence. Pour plus de confort, ils avaient descendu quelques meubles.
La bombe traversa verticalement les six étages et… n'explosa pas ! À travers la poussière de plâtre, nous la découvrîmes, impressionnante (250 kg), couchée sur un vieux canapé qu'elle avait effondré, juste devant moi. Nous ne cherchâmes pas à savoir, s'il s’agissait d'une heureuse malfaçon ou si c'était un engin à retardement – il y en avait, réglés pour « décourager » les sauveteurs – Nous nous éjectâmes prestement par l'escalier, laissant là bombe et immeuble à leur sort. Note comique : les logements étaient tous semblables, la disposition des meubles aussi : la bombe avait traversé tous les lits de la demi-douzaine de chambres à coucher et toutes les literies draps et couvertures, sans exception, pendaient d'un étage sur l'autre.
Le 20 avril, la bataille finale débuta et la colossale artillerie soviétique, concentrée, pilonna le quartier. J'avais trouvé asile dans le sous-sol d'une usine proche où s'abritaient des ouvriers français et étrangers avec des civils berlinois du quartier, parmi lesquels se cachaient quelques déserteurs de la Wehrmacht. Une fois encore, les bombes effondrèrent les étages de cette usine, au-dessus de ma tête et pendant mon sommeil ! – mais la cave tint bon. Nous y vivions entassés, affamés, éclairés à la bougie. Entre les salves d'obus ou d'orgues de Staline, je montais au rez-de-chaussée, dans les ruines de la cuisine, faire de la soupe aux choux-raves pour la collectivité. Il n'y avait guère de volontaires pour cette corvée !
[à suivre]