[Charles le bellevillois] Ouvrier comme ton père, 1937-1942
Bébé prozac

[Charles le bellevillois] Paris envahi, 1940-1942

Episode précédent : Ouvrier comme ton père, 1937-1942
Premier épisode : Charles de Belleville

“… Ils ont sur autrui une force redoutable… celle de la persuasion …”

En 1941, je suivis aussi, le dimanche matin, un cours de dessin industriel à l'École Spéciale des Travaux publics, boulevard Saint-Germain. J'y obtins au bout d'un an, le diplôme de dessinateur industriel délivré par l'ESTP. À ce cours encore, le professeur me demandait mes dessins au tire-ligne et encre de chine sur papier Canson, pour les garder dans sa collection.

Mon goût, pour le dessin en général, datait de plusieurs années déjà et j'agrandissais au fusain, à la craie ou à la plume, des photos d'artistes vedettes à la mode, ou de familiers, mes parents, Gaby…

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Mon « chef d'oeuvre » fut, en octobre 1940, un portrait du Général De Gaulle que personne ne connaissait alors « de visu ». Je l'avais extrait d'une photo de groupe du Ministère Raynaud, de juin, sur la page froissée d'un journal enveloppant des légumes ! Agrandi au fusain, photographié avec mon minuscule appareil Eljy-Lumière, j'en diffusais autant que je pus de petits tirages 24x36. Ce portrait s'est, cinquante ans plus tard, promené quelques années, d'exposition en exposition, dans toute la France, avec une masse d'autres souvenirs gaullistes.

Dès août 1940, j'étais de retour à l'Atelier Central de la CMP, le métro ayant alors absorbé la STCRP. J'y usinais de fastidieuses séries d'axes de ressorts ou d'innombrables coussinets de régule pour les vilebrequins. Mais, en 1941, l'armée allemande usa des ateliers démunis d'autobus pour réparer ses véhicules à chenilles, shootés et calcinés en Libye par les obus anglais. Commença alors, la fabrication de roulements à aiguilles pour ces chenilles rongées par le sable africain.

Je travaillais de nuit pour être tranquille l'après-midi pour mes cours et mes dessins. Bien que payée aux pièces, notre production restait aussi basse que nous pouvions la maintenir. Ces séries de roulements qui devaient être produites en quelques dizaines d'heures n'étaient livrées – et parfois loupées ! – qu'en une ou deux centaines. Les chronométrages, les engueulades pleuvaient ! Mais à partir de minuit, profitant de l'extrême réduction de l'éclairage imposée par la défense passive, nous allions dormir jusqu'à cinq heures du matin dans de confortables cachettes bien organisées. Ou encore, avec des outils que nous nous étions fabriqués, nous débitions en tranches les patins de chenille en « Buna », le caoutchouc synthétique allemand. Cela donnait d'excellents ressemelages pour nos pauvres chaussures. La « perruque » était reine ! et je me construisis ainsi une table à dessin murale, articulée et une remorque à deux roues pour mon vélo.

Les rondes de soldats allemands dans les ateliers n'y voyaient rien : nous laissions les machines tourner à vide sous le très faible éclairage. Cette tranquillité n'était pas sans danger. Certaine nuit, nous voulûmes avec un ami, aller observer le bombardement par les Anglais, des usines Renault à Billancourt. Nous grimpâmes alors à une ou deux dizaines de mètres, tout au sommet d'un immense réservoir – citerne des ateliers. J'en redescendis bientôt l'interminable échelle de barreaux soudés, en soutenant le copain sanglant, blessé par un éclat d'obus, fiché profondément derrière son oreille.

« Classe 40 », bon pour le Service, au Conseil de révision, je devais être appelé sous les drapeaux, à la fin de l'année. Voulant devancer l'appel, j'avais sollicité mon engagement dans l'Armée de l'Air, puis passé visites médicales et examens écrits à Versailles, pour être admis dans une école de pilotage. La lenteur du processus de recrutement fut gagnée de vitesse par les événements et la Wehrmacht occupait en juin, boulevard Victor, le ministère de l'Air bombardé en mai. Mes relations avec l'Armée s'arrêtèrent là.

Cavanna L'exode fut l'étape suivante : Paris – Bordeaux – Paris, à vélo. À quoi bon la raconter; Cavanna l'a fait pour moi dans son excellent bouquin « Les Ruskoffs ». Mon périple fut aussi extraordinaire que le sien et presque en tout identique : même vélo de course sur piste avec des boyaux en soie, cadre en tube Reynolds, guidon, jante en Duralinox, ultraléger ! Mais moi, je n'étais pas un cyclosportif de compétition. J'avais acheté ce vélo le 9 juin, dans une boutique de la rue Réaumur où il restait seul, protégé par son prix ! Et suspendu dans la vitrine par des rubans tricolores. Il fit tout de même sur ses fragiles boyaux, l'aller et retour en ne crevant qu'une fois, hélas de nuit, le 20 juin à St André de Cubzac. Il attirait de ville en village, la curiosité envieuse des cyclophiles et même plus inquiétante, celle des soldats allemands.

L'avant-veille de cette crevaison, le 18 juin, nous étions trois jeunes fuyards en étape dans une ferme moderne quelque part entre Tours et la Rochelle. Notre hôte, gentleman-farmer obligeant, mit en route son poste de radio vers 18 heures – au soleil, heure paysanne – Nous dînions quand il chercha la BBC. Nous étions avides d'informations et les fermiers avaient deux fils soldats dont ils étaient sans nouvelles. Nous écoutâmes ainsi au repas du soir, l'appel du Général De Gaulle dans sa toute première émission. Il n'y eut alors que peu de Français pour partager notre surprise enthousiaste.

Aussitôt convaincus, nous décidâmes de partir pour l'Angleterre, pensant en trouver le moyen à Royan ou à Bordeaux. Les Allemands arrivèrent à Royan avant nous et l'accès à Bordeaux était barré par les gendarmes français. Mais, sur les quais du petit port de Blaye, le 22 au matin, nous parvînmes à convaincre l'officier en second d'un unique cargo flamand ou
hollandais. Au rendez-vous de départ fixé à 17 heures, nous fûmes hélas rejetés au pied de l'échelle par le capitaine ivre et vociférant. Et il y avait là, sur le quai, quelques notables du cru, pour l'approuver et nous défendre de partir, au nom du Maréchal Pétain… Nous retrouvâmes l'usine Gnome et Rhone repliée à Angoulême, d'où, en quelques heures, on nous renvoya à Paris.

Mon père m'y attendait. Il avait été chargé de « garder », à lui tout seul, l'Atelier Central ! Bien entendu son évidente qualité de blessé de guerre ne pouvait lui valoir, de la part de l'occupant, qu'estime et respect… des installations. Ma mère était partie à Châteauroux avec l'oncle et la tante Vandon, et devait en revenir quelques jours après moi. Heureux de nous retrouver ensemble, nous reprîmes le cours de nos occupations, nous doutant bien que notre existence allait changer, surtout nos habitudes alimentaires.

[ à suivre]

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