[Charles le bellevillois] Premier de la classe, 1925-1934
jeudi 01 mars 2007
Episode précédent : Petite enfance parisienne (1920-1923)
Premier épisode : Charles de Belleville
“… ses natifs apprennent avec une facilité étonnante…”
En 1926, il n’y avait toujours pas d’école publique au Vert-Galant. Mais à cinq ans, je savais lire et écrire convenablement. Depuis deux années, ma mère m'avait guidé et je l'avais bientôt surprise en décryptant aisément les énormes publicités du métro « DUBO, DUBON, DUBONNET », au cours d'une visite à Paris.
Faute de mieux, elle m'inscrivit chez une dame Bourdineau qui, dans sa villa avenue de la gare, prétendait faire classe à deux douzaines d'enfants de tous âges, autour de sa table de salle à manger. J'y appris la liste complète des départements, avec leurs sous-préfectures vite oubliées et les tables de multiplication sues par coeur, mais elles bien retenues. La leçon d'histoire tenait dans le long récit du fait de guerre qui valut à la dame une décoration exposée au salon : le guet, depuis un soupirail, de l'arrivée de soldats prussiens, tirés comme des lapins. J'avais là, deux amis, Suzanne et son frère coxalgique, cloué sur un brancard à roues. Il mourut hélas, l'année suivante. La tuberculose faisait à l'époque d'affreux ravages qui se perpétuèrent encore durant une bonne vingtaine d'années, et le sanatorium de Villepinte attirait malades ou convalescents, dans la région réputée pour son air pur.
L'année suivante s'ouvrit enfin l'école primaire publique du Vert-Galant. Aux confins de la commune, presque à la limite de Sevran, deux vieux baraquements exmilitaires furent installés et la rentrée eut lieu en octobre 1927. Les deux classes étaient tenues par un couple de jeunes instituteurs. La classe de Monsieur Flonet resta la mienne durant six années. En 1928, deux autres baraquements s'ajoutèrent avec des institutrices adjointes, puis en 1930-31 fut construit un splendide bâtiment de briques roses où M. Flonet logea à l'étage avec sa famille, agrandie d'une jeune Claudine.
Ces classes de bois de 1927 - 1928 rassemblaient en deux sections filles et garçons de six à quinze ans mêlés. En cas d'orage, le long tuyau de poêle traversant la classe en diagonale laissait tomber sur nos cahiers de larges gouttes de suie goudronneuse. Monsieur Flonet était admiré, aimé, respecté et parvenait à d'admirables résultats avec une classe hétérogène, comportant une grande proportion d'enfants d'émigrés : fratries d'italiens joyeux – Gidossi, mon rival – d'espagnols renfermés – Antonin Nunez – aux grandes soeurs si belles, de frustes polonais encore mal intégrés et un échantillonnage de français de souches des plus pauvres, Hélène, aux plus bourgeois, Denise. Il y eut même au début des années trente un afflux de roumains, de Juifs – mon grand copain Jacob – Monsieur Flonet conduisait cette tour de Babel au Certificat d'Études avec les plus grands succès.
Chaque année, le 13 juillet, avait lieu la distribution des prix.
J'en revenais chaque fois chargé de lourds bouquins à tranche dorée
avec une couronne de lauriers sur la tête. Toujours premier, je
recevais le prix d'Excellence et autres récompenses offertes par les
conseillers municipaux. J'emportais même, certaine fois, le prix de «
Bonne camaraderie » démocratiquement voté par la classe. Je n'eus pas
conscience de l'avoir vraiment mérité car, plutôt farouche, je ne
participais jamais aux bruyants chahuts collectifs des récréations. M.
et Mme Flonet organisaient aussi des fêtes de Noël avec distribution de
jouets offerts
par la municipalité.
Je me souviens d'avoir été acteur sur la scène de cinéma du Tremblay. On y joua d'Henri Bordeaux, une piécette tirée d'un roman à la mode, une histoire de Noël chez des misérables bûcherons savoyards, famille qu'un oncle débrouillard – Gidossi, bien sûr ! – dépannait. J'interprétais le pauvre et malheureux père de famille. La triste Hélène tenait le rôle de la mère. Applaudissements nourris.
Il y eut aussi un voyage en car jusqu'au Tréport où la totalité des
excursionnistes vit la mer pour la première fois. Le pique-nique, sur
les bancs de la guinguette de la plage, fut joyeux, mais je n'eus pas
droit aux moules-frites. Pour moi, ce furent jambon et pommes à l'eau :
je relevais d'une terrible typhoïde dont mes parents et le médecin
avaient bien cru qu'elle me serait fatale. Tout le monde s'empressait
autour du convalescent squelettique.
Le Certificat d’Études
était alors pour la classe populaire, l'examen sérieux, nécessaire pour
l'accès au travail. Bien peu avaient entendu parler du Baccalauréat,
une minorité du Brevet. Monsieur Flonet nous accompagna à
Aulnay-sous-Bois car il fallait prendre le train. « Premier du canton
», chuchotait-on à mon passage, lors de notre retour. Je passai aussi,
seul, le concours des Bourses en 1932. Monsieur Flonet m'y conduisit au
Raincy, dans sa toute neuve et admirée Citroën « Le Cygne ».
Vicieusement interrogé sur Madagascar, je répondis plutôt bien. Reçu,
une bourse me fut hélas refusée au prétexte que mon père était fonctionnaire. Après le Certificat d'Études, nous restâmes trois de la classe et M. Flonet ouvrit pour nous
seuls, un cours supérieur où il nous enseigna outre l'anglais, l'algèbre et… la dactylographie qui me fut très utile plus tard.
Il me vouait à l'École Normale d'instituteurs et m'inscrivit au cours complémentaire à Sevran.
Pour m'y rendre, je devais quatre fois par jour, faire à vélo par
tous les temps six ou sept kilomètres. La classe était passionnante, le
directeur, Monsieur HOUTEAUX enseignait les matières principales. Un
autre professeur, que nous surnommions « Ceusse » pour son terrible
accent méridional, l'assistait. Il y avait aussi une ineffable
professeur de solfège et de chant, souffre-douleur de la demi-douzaine
d'Arméniens chahuteurs de la classe. Je fus à nouveau le premier dans
toutes les disciplines et chaque fois qu'un instituteur était absent,
le directeur m'installait dans la classe temporairement abandonnée,
pour y garder la discipline de jeunes sevranais délurés de huit à dix
ans. Ceux-ci n'hésitaient pas à me menacer des poings de leurs grands
frères à la sortie !
J'attrapais hélas la rougeole au printemps.
Elle se prolongea par une primo-infection inquiétante. À cette époque,
on ignorait encore tout de ces constantes poussées de fièvre et le
médecin se méfiait. Mon père faisait face alors à une situation
difficile. Depuis deux ans ma mère avait été hospitalisée à deux
reprises et opérée, chaque fois, d'un abcès tuberculeux de la hanche.
La Sécurité Sociale n'existait pas à l'époque. Il fallait payer le
séjour et les soins très coûteux facturés par la Salpêtrière, puis les
visites quotidiennes du médecin jusqu'à ce que mon père décide de faire
lui-même l'infirmier. Après un troisième séjour à l'hôpital, on ne
pouvait plus opérer ma mère sans la rendre infirme. Toujours bien
conseillé, mon père eut alors recours à un médecin vacataire à la
STCRP, dont le cabinet privé se situait place des Invalides. Pour une
somme astronomique, il vaccina, en secret, ma mère avec du « sérum
de tortue de mer » – vaccin dit de Friedman, interdit par la Faculté et
par l'Ordre des médecins –. Et ma mère guérit aussitôt…
Ma
vocation d'instituteur tourmentait mes parents alarmés par le dédit
coûteux conditionnant l'admission à l'École Normale. Probablement
conseillé par ses ingénieurs, mon père m'inscrivit alors au concours
d'admission à l'École d'Apprentissage de la STCRP. J'y fus reçu –
hélas, peut-être – et ne retournai pas à Sevran à l'issue de ma
convalescence qui coïncida avec la fin de l'année scolaire.